Madame, Monsieur, Vive la Nation !
Paris, dimanche 24 avril 2022 au soir. À nouveau, le Président de la République qui venait d’être élu est sorti de l’ombre pour apparaitre dans la lumière de son pouvoir, selon un scénario renouvelé par rapport à celui de la cérémonie qui avait suivi sa première élection, en 2017. L’ombre dont il sortait alors était celle de la Pyramide du Louvre, remplacée cette fois par celle du parc du Champ de Mars, en avant de la tour Eiffel. Deux ombres recréées pour la circonstance, en des lieux prestigieux connus du monde entier et habituellement toujours éclairés. Cette fois, le Président de la République n’en émergeait plus seul, mais accompagné de son épouse et d’enfants, au son de l’hymne européen, repris du final de la 9e symphonie de Beethoven, retouché à hauts frais par le chef d’orchestre Herbert von Karajan pour cette utilisation (comment a-t-il pu oser ?). Accueilli par une foule de personnes agitant autant de petits drapeaux européens que de petits drapeaux français, le chef de l’État, représentant la nation française auprès de ses semblables, prononça un discours qui révélait en bosse son adhésion pleine et entière à l’Union Européenne, telle qu’elle se construit depuis ses débuts, et en creux les horizons d’un pouvoir mal défini, puisque surveillé par des technocrates non élus intervenant depuis Bruxelles dans les affaires françaises ; donc un pouvoir de plus en plus corseté par des règles européennes que lui-même et ses prédécesseurs ont acceptées et entérinées au nom de la nation de France. Entre suggestions et non-dits, son discours peu structuré laissait entendre qu’il continuerait d’y obéir et d’en accentuer les effets. Une Marseillaise chantée par une cantatrice en marge de l’estrade, dont le nouveau président demeurait le centre, ne parvenait pas à dissiper le malaise ressenti par tout citoyen véritablement informé.
Rappelons en effet que, depuis la Révolution française, la nation se définit de deux manières complémentaires. Politiquement, elle est le peuple organisant librement sa vie économique, sociale et culturelle, au moyen de l’exercice de sa souveraineté. Culturellement, elle est donc corrélativement le choix de vivre librement une sociabilité lui étant propre, par l’interprétation particulière à ce peuple d’une civilisation commune. Pour les Français, cette civilisation est celle de l’Europe, qu’ils partagent avec tous les peuples de celle-ci. Une telle innovation politique ne pouvait qu’être porteuse de difficultés à s’imposer. Rappelons que la nation, comme terme générique, n’était avant la Révolution française que ce qui qualifiait tout peuple vivant sous même autorité politique, quelle qu’elle soit. Sa nouvelle définition, politique encore, mais autre du fait du transfert de la souveraineté du roi au peuple, l’élevait en fondement de la démocratie moderne. Ce caractère démocratique a bien évidemment généré l’hostilité de tous les princes d’Europe, alors à la tête d’empires, qui ont perçu immédiatement en elle le danger qu’elle représentait pour leur pouvoir et une tentation pour leurs peuples. Il a fallu pas moins de trois autres moments révolutionnaires – 1830, 1848, 1870-1971 – pour que l’idée de République, absorbant en France celle de démocratie, s’installe véritablement dans les mœurs et les esprits de tous les Français, et encore plus de guerres pour que cette idée démocratique que portait cette nation née avec la Révolution française s’impose en Europe et, au-delà de l’Europe, comme idéal politique à atteindre pour tous les peuples.
Les programmes que proposaient les deux candidats à la dernière élection à la Présidence de la République nous éloignent toujours plus de cette définition politique de la nation, fondatrice de la démocratie moderne. Celle-ci est depuis longtemps systématiquement et hypocritement subvertie par un personnel politique médiocre, soutenu par de soient disant « élites » auto-proclamées et des médias aux ordres ; que ce soit aux ordres des décideurs politiques ou à ceux des oligarques des entreprises de « communication » ne fait aucune différence, le « pantouflage » et le « lobbying » étant devenus la règle de leur univers désormais commun. En témoigne le matraquage médiatique auquel nous sommes soumis, qui renvoie toute allusion à la nation au nationalisme, toute évocation du peuple, pilier de cette nation, au populisme, et tout recours envisagé à la souveraineté de ce peuple au souverainisme. Cette transformation des mots simples, mais précieux, du vocabulaire politique de base de la démocratie, en mots servant à disqualifier systématiquement tout ce qui pourrait permettre de donner corps à l’espoir d’un retour à une vie démocratique véritable, relève de la manipulation pure et simple. La constante valorisation corrélative, qui l’accompagne dans les mêmes commentaires des mêmes médias, de la doxa européiste du fédéralisme indispensable et de celle du mondialisme incontournable soumettant les démocraties au diktat d’une économie financiarisée, démontre le mépris dans lequel sont tenus les citoyens.
C’est dans ce contexte que nous avons retrouvé sans étonnement les deux mêmes candidats, par ailleurs non souhaités par une majorité des Français selon divers sondages de l’année écoulée. D’où vient donc leur étonnante présence ? La candidate dissimule une tout autre définition de la nation que celle à laquelle se réfèrent toutes les démocraties. Ethnico-culturaliste au mieux, raciste au pire, elle se révèle dans le cadre des mesures à prendre d’urgence de son programme, dont la forme et le contenu rappellent que sa longue adhésion à cette définition anti-démocratique n’a jamais explicitement été récusée lors de la transformation du Front National, hérité de son père, en Rassemblement National. Or cette autre définition de la nation a été formulée au XIXème siècle pour combattre la définition politique fondatrice de la démocratie moderne née de la Révolution française. L’autre candidat propose ouvertement de dissoudre la nation qui est la nôtre dans une Union Européenne qui n’est pas et n’a jamais été historiquement une nation, en vertu d’une théorie économique néo-libérale qui, en donnant à l’État le rôle pilote de cette subversion du politique par un économique mondialisé, aboutit à le mettre partout sans qu’il ne soit réellement présent là où il devrait être, comme outil du « bien commun » et gestionnaire des « biens communs ». Rappelons que c’est en vertu de la notion de « bien commun » que ce sont faites, dès les scolastiques du Moyen Âge, les premières tentatives de régulation de la vie économique. Le long oubli de cette notion de « bien commun » est des plus significatifs.
L’illégitimité de nombreux changements politiques est constamment définie par l’évitement de leur examen par des instances démocratiques. Dans le processus de la construction de l’Union Européenne, elle prend la forme de coups de force répétés de la Commission Européenne transférant le vocabulaire de la nation, au sens démocratique de son contenu, vers le vocabulaire usuel de sa bureaucratie technocratique. Le chef de l’État n’a pas hésité, comme ses prédécesseurs, à persévérer dans cette ce transfert frauduleux. Depuis les années Mitterrand, c’est celui qui a accompagné le transfert de pans entiers de la souveraineté nationale vers des instances européennes bureaucratiques imposant régulièrement leur « législation ». Ce processus contraire à la démocratie n’a, par ailleurs, jamais été porté en tant que tel à la connaissance des citoyens français par le trop fameux quatrième pouvoir, en conséquence aujourd’hui considéré comme complice de cette subversion par une majorité d’entre eux. On peut dire que nous avons été, pour la seconde fois, en présence de deux programmes riches en possibilités de coups de force de deux types différents. Si nous devons rester attentifs à ceux du programme de Madame Le Pen, soyons plus attentifs encore à ceux, plus sournois, mais plus décisifs à plus long terme et de plus grande ampleur, que rend possibles le programme de Monsieur Macron. Fondés sur un européisme délirant se construisant en abandonnant notre vie économique, sociale et culturelle à des instances cosmopolites mal identifiables, les coups de force que s’apprête à reprendre Monsieur Macron seront relayés par les technocrates irresponsables d’ici et de là-bas qui les justifieront de plus en plus à partir d’une matrice impériale de l’Europe qu’ils feront passer pour la nouvelle « grande nation » des Français.
L’Europe, qui existe depuis très longtemps, n’est pas cette nouvelle « grande nation ». En Europe, est née une extraordinaire culture, scientifique et technique, littéraire et artistique, que le monde entier cherche à partager. En Europe, sont nés l’universalisme, les droits de l’homme et du citoyen, la démocratie ancienne et la démocratie moderne. Et en Europe, est née l’idée moderne, démocratique, de nation, qui permet l’internationalisme, qui ne se conçoit pas sans elle, sous peine de n’en connaitre que les versions édulcorées du cosmopolitisme et du mondialisme. L’Europe n’a besoin de rien d’autre qu’une instance politique authentifiant le caractère démocratique de ses nations et au pouvoir limité à cette vérification continue. Là s’est développée également une vie économique foisonnante, faite d’échanges nombreux, mais aussi de régulations et de protections permettant un développement réel, autant les uns que les autres. La construction européenne que nous connaissons n’est que le cheval de Troie d’une doctrine économique née de l’ordo-libéralisme allemand, devenue néo-libéralisme dans sa version mondialisée et imposée à des peuples démocratiques par une technostructure sans aucune assise démocratique. Celle-ci procéde en conséquence par des coups de force politiques et juridiques accompagnant un seul mot d’ordre adressé à ses différents peuples : « s’adapter ».
Les nations d’Europe sont la richesse véritable de la civilisation européenne, parce que là réside la véritable diversité de cette dernière, la source de l’émulation qui l’a enrichi de ses œuvres, loin d’un multiculturalisme dissolvant que véhicule la démagogie nécessaire aux gestionnaires des grandes machines à conditionner les esprits de la communication moderne. Faire de l’idée de nation une idée porteuse de tout autre idéal que l’idéal démocratique, l’annihiler sous les coups de boutoir d’une bureaucratie de technocrates voués à l’imposition d’un ordre économique lui étant contraire, procèdent d’une volonté de se débarrasser de la gênante souveraineté chèrement acquise des peuples au cours de leur histoire, et quelque part, de la volonté de se débarrasser sans le dire vraiment de la souveraineté de l’être humain, l’une et l’autre des souverainetés réunissant sa dignité et sa responsabilité en une même citoyenneté.
Alain Guery
Historien
Long living the peace