Présentation et discussion de l’ouvrage Comment une élite prédatrice a détruit le Liban

Albert Dagher

Document de Travail, Prolégomènes, 13 septembre 2022

Présentation et discussion de l’ouvrage Comment une élite prédatrice a détruit le Liban

Je vais faire une présentation du livre en quatre points :

  • (1) Situer le texte par rapport aux courants de pensée contemporains ;
  • (2) Faire un survol du contenu des différents chapitres ;
  • (3) Les recommandations pour l’action publique ;
  • (4) souligner les remarques ou réserves que j’ai faites moi-même au sujet du livre.

 

Introduction

Les chapitres de cet ouvrage ont tous été écrits avant juin 2021, date du début de la descente à l’enfer au Liban, liée à la suspension par la banque centrale de la subvention à l’achat des combustibles et autres. Nous n’y trouvons pas de détails sur le déroulement de la crise financière actuelle au Liban. Cela a fait l’objet d’un autre ouvrage.
L’importance de cet ouvrage est :

  • de présenter le système politique libanais avec un langage et des concepts nouveaux. Je précise tout de suite ce que je veux dire. Quand vous demandez à n’importe qui, c’est quoi le système libanais, il vous dira c’est un système confessionnel. C’est un langage vieux et qui ne conduit nulle part.

Tandis que l’ouvrage définie l’Etat libanais comme un état de clientélisme politique et comme un Etat prédateur.

  • de présenter la réforme dans ses dimensions économique, politique et administrative. C’est en cela qu’il peut motiver une réflexion et un débat public.

Sans ce débat, nous ne pouvons pas identifier la réforme du système qu’il nous faut, qu’il y ait élections parlementaires ou qu’il n’y ait pas. Le débat intellectuel sérieux est plus important que les élections pour le changement au Liban.

 

1. Situer le texte par rapport aux courants de pensée contemporains

Une façon de présenter l’ouvrage de la façon la plus succincte est de dire de lui qu’il s’appuie sur les apports de courants de pensée qui s’inspirent eux de deux grands penseurs : Max Weber et John Maynard Keynes.
Max Weber
Max Weber est au cœur de deux courants de pensée dont s’inspire le livre :
– Il est au cœur du déplacement de la réflexion sur le rôle de l’Etat dans le développement, opéré par le courant de l’institutionnalisme comparatif dès1985. C’est un courant qui ramène l’Etat, au sens de ses structures administratives, au cœur de l’analyse, et considère que l’administration publique est à la base du développement. Ce courant de pensée sera développé grâce aux efforts de nombreux chercheurs, dont Peter Evans de Berkeley en particulier.
En quoi Weber et l’institutionnalisme comparatif sont-ils utiles pour nous au Liban ? Ils nous disent que le développement ne peut pas avoir lieu sans administration publique. Soit que l’administration publique et sa reconstitution au Liban sont au cœur de la réforme dont nous avons besoin.
– Max Weber est au cœur d’un deuxième courant dont s’inspire cet ouvrage. C’est en référence à lui qu’un courant de pensée nouveau a défini à partir des années 1970 l’Etat sous-développé comme étant un Etat néo-patrimonial. C’est là où l’élite politique « fait un usage privatif des ressources publiques » ou s’approprie ces ressources ou fait un usage particulariste de ces ressources. Mais cela se fait dans un cadre où existe une administration publique construite sur le modèle de l’administration moderne occidentale, légale et rationnelle.
L’apport de Jean-François Médard et d’autres a permis de distinguer entre « patrimonialisme réglementé » et « patrimonialisme prédateur ». Le système politique libanais et l’Etat libanais appartiennent tous les deux à la catégorie du « patrimonialisme prédateur ». Cela se manifeste dans la « criminalisation de l’Etat » ou sa « transformation en arène pour les pratiques criminelles », comme l’ont proposé les auteurs Bayart, Ellis et Hibou.
Keynes
– Il est le deuxième grand penseur de cet ouvrage, parce qu’il a inspiré le courant du post-keynésianisme dont les apports sont utilisés par cet ouvrage. Son grand apport est d’avoir distingué entre « capitalisme d’entrepreneurs » et « capitalisme de rentiers ». Ici les rentiers sont les rentiers financiers. Il a dit que quand il y a rentiérisation de l’économie, il faut que l’Etat s’avance pour occuper le devant de la scène comme « entrepreneur en chef ». Cela s’appelle « socialisation de l’investissement ». A ne pas oublier que c’est cet aspect de la pensée de Keynes qui a donné les trente glorieuses en occident.
Le Liban a été pendant les trois décennies précédentes un « capitalisme de rentiers ». La réforme économique dont il a besoin réclame la mise en œuvre pour de longues années d’un « budget public d’investissement ».
Cette proposition sur le rôle de l’Etat se référant à Keynes, gagne en crédibilité quand elle est replacée dans la réflexion faite par le courant de l’institutionnalisme comparatif sur le rôle de l’Etat dans le développement. Ce rôle est de « maximiser la prise de décision induite » des élites entrepreneuriales. Les écrits du courant post-keynésien peuvent enrichir beaucoup la réflexion du courant de l’institutionnalisme historique ou comparatif sur le rôle de l’Etat dans le développement.
Je reviendrai à la fin de cet exposé sur la notion d’Etat néo-patrimonial et sa validité pour expliquer la trajectoire de l’Etat moyen oriental et de l’Etat libanais en particulier.

 

2. Le contenu des différents chapitres

Il y a deux genres de chapitres :

Les chapitres sur l’état les lieux

– J’ai décrit la situation dans 17 administrations publiques et organismes publics, comme le ministère des finances, le ministère des communications, le Conseil du Développement et de la Reconstruction, etc. Les faits ont été réunis à partir des enquêtes de journalistes faites sur 12 ans.
Cette description montre comment « l’usage privatif des ressources publiques » tire sa force du « partage du pouvoir » (power sharing) ou consocialisme ou Mouhasasa à caractère confessionnel au Liban.
Elle montre comment la privatisation, comme celle des propriétés publiques au centre de Beyrouth, renvoie à un «usage privatif des ressources publiques ».
Elle montre comment la corruption politique et la corruption administrative traduisent un « usage privatif des ressources publiques ». Tout cela a donné lieu à une « transformation de l’État au Liban en arène pour les pratiques criminelles ».
– Il y a un autre aspect souligné par l’ouvrage, qui est à mon sens encore plus important que l’« usage privatif des ressources publiques » et la « transformation de l’État en arène pour les pratiques criminelles ». Il s’agit de la destruction par les politiciens de l’administration légale. Cette destruction est liée à la mainmise des politiciens sur l’administration. Cela donne lieu à un effondrement da la capacité administrative et développementale de l’État.
J’ai relaté un certain nombre de faits qui montrent comment la volonté des politiciens est devenue plus forte que la loi, comment les nominations partisanes dans l’administration sont devenues la règle, et comment il y a dégradation du corps judiciaire.
Mais les politiciens se sont associés aussi avec les institutions internationales, c’est-à-dire, la Banque mondiale et le PNUD, pour vider l’administration des gens compétents et pour créer une vacance administrative. Cette vacance est ce qui est arrivé de pire au Liban depuis la fin de la guerre civile.
Si j’ai à récapituler à présent, je dirai que c’est l’administration publique qui est au cœur de toute l’analyse.

 

Les chapitres sur la réforme

La réforme économique

Il y a deux objectifs : (1) stabiliser le taux de change ; (2) adopter un Budget Public d’Investissement.
– Il faut stabiliser le taux de change de la Livre libanaise, et assurer un soutien extérieur européen et français à ce niveau. Le seul objectif est d’écourter la période de souffrance des Libanais. Le FMI avait réclamé une dévaluation faisant passer le taux de change de 1500 L.L./$ à 3500 L.L./$ pour accepter de discuter le projet de réforme à présenter par le cabinet Hassan Diab. Pourquoi le taux de change a-t-il atteint 20.000 L.L./$, et est passé à présent à 40.000 L.L./$. Cela a fait perdre aux libanais plus de 95 % de leur pouvoir d’achat. C’est-à-dire qu’ils vivent avec moins que 5 % de leur pouvoir d’achat antérieur.
De toute façon, ce qu’il y a au Liban est une crise financière que nous ne pouvons pas analyser avec les outils traditionnels de la science économique.
– Il faut adopter un Budget Public d’Investissement, avec deux objectifs : (1) l’amélioration des infrastructures et (2) la mise en chantier de la construction d’une économie de production.
Construire l’économie de production réclame d’apprendre (learning) à désassembler et réassembler les machines que nous importons du marché mondial. Cela comme préalable pour les produire par nous-mêmes et les exporter. Cela s’appelait « industrialisation tardive » au vingtième siècle.

 

la réforme politique

– Les développements de l’ouvrage sur la réforme politique à entreprendre replacent le débat dans la réflexion sur les régimes de « partage de pouvoir » (power sharing) avec usage de la proportionnalité, ou proportion de chaque communauté confessionnelle dans l’ensemble. Cette règle est en vigueur au Liban depuis 1864, soit depuis 160 ans.
Les régimes de power sharing ne sont pas ce qu’il y a de mieux. Mais ils ne sont pas ce qui obstrue le développement. Preuve en est les deux sexennats chéhabistes développementaux des années 1960.

 

la réforme de l’administration

– De cette proposition sur le maintien du régime de power sharing découle la proposition de refaire l’administration par le recrutement méritocratique et par le respect des quotas confessionnels préétablis.
– La réforme devra faire de sorte que nous puissions avoir une administration interventionniste, ou « constructive » ou développementale, et pas seulement « pour surveiller l’application des règlements » (regulatory) comme elle l’est maintenant.
– Elle doit être représentative au sens donné par Ralf Crow à ce terme. Ce même terme est utilisé par Milton Esman, dont les travaux ont été utilisés comme références dans cet ouvrage. C’est-à-dire faire appel à la fois au recrutement méritocratique par voie de concours nationaux et au respect des quotas confessionnels préétablis dans la distribution des postes

 

3. Les recommandations pour l’action publique

Il a été question de présenter la réforme dans ses trois aspects, économique, politique et administratif. Or, le problème du Liban est dans son élite prédatrice. Comment empêcher cette élite de continuer à causer du tort au Liban ?
Il faut épurer l’administration publique des clients des politiciens et il faut faire face au « vide administratif » voulu et créé par les politiciens.

 

4. Mes remarques à propos de ce que j’ai fait :

Au premier chapitre :

Je pense que se contenter de dire que les politiciens sont des « hommes d’honneur » (men of honour) qui défendent leurs positions par la violence sans dire plus, était quelque chose d’insuffisant. Il y avait de la place pour décrire la « violence privée » exercée depuis 1990 par ces « hommes d’honneur », qui sont les « chefs de guerre » (warlords) et les chefs de familles et de clans traditionnels.

 

Au second chapitre :

Ma remarque porte ici sur l’usage de la notion de néo-patrimonialisme pour décrire l’État sous-développé. La lecture de la récapitulation faite par Daniel Bach sur l’usage de ce concept, laisse le sentiment désagréable que cette théorisation bat de l’aile ou qu’elle a du mal à s’imposer en dehors du continent africain. Or, j’ai été très content de découvrir que le grand spécialiste du monde arabe Raymond Hinnebusch, utilise à présent le concept de néo-patrimonialisme pour décrire tous les régimes du monde arabe et pas seulement celui du Liban. Les régimes des « républiques anciennement radicales » étaient pendant longtemps dépeints avec le concept d’Etat corporatiste (corporatist state).
Hinnebusch fait aussi usage de la notion d’Etat hybride, c’est-à-dire là où il y a à la fois des pratiques d’appropriation patrimoniale et une administration légale et rationnelle. Il y a donc chez lui une reconnaissance totale de l’apport de la sociologie historique wébérienne. Il rejoint en cela l’école de l’Etat néo-patrimonial sous-développé, qui doit beaucoup en France à Jean François Médard.
Sauf que Hinnebusch renvoie pour les références théoriques sur les thèmes de l’autonomie de l’Etat, la capacité de l’État, l’institutionnalisation et la participation, aux apports de Michael Mann et de Samuel Huntington. Et cela dans le très bon texte publié en 2021, fait à la demande du CERI affilié à Sciences po à Paris. Il est intitulé : « « L’existence en tant qu’État » (statehood ) au Moyen Orient : une description selon les approches de la sociologie historique ».

 

Au second chapitre,

Il n’y a pas assez sur la désinstitutionalisation de l’Etat sur les mains des chefs de guerre. Cette désinstitutionalisation est synonyme de destruction de l’Etat. Mais je retiens quelque chose de bien de cette première partie qui est d’avoir souligné le « vide administratif » qui caractérise l’administration libanaise, bien qu’il manque beaucoup de détails à ajouter.

 

Deuxième partie du livre :

Cette partie me paraît être satisfaisante sur la réforme économique et administrative qu’elle propose. Je pense avoir assimilé l’apport de l’institutionnalisme comparatif et l’avoir utilisé dans cet ouvrage. J’ai assuré un cours de Master II sur cela pendant plusieurs années en « économie du développement ».
On ne peut pas se passer de l’apport du courant de l’institutionnalisme historique avec Weber, Polanyi, Gerschenkron et Hirshman et leurs successeurs comme Evans, Amsden, Chang, Wade et d’autres, pour décrire la trajectoire suivie et à suivre par les Etats sous-développés qui désirent réaliser leur « industrialisation tardive ».

 

Une dernière remarque sur mon ouvrage :

L’extérieur international et régional y est complètement absent. Cet extérieur est déterminant dans la trajectoire contemporaine du Liban. Mais cela doit faire l’objet d’un autre ouvrage à part.
De toute façon, ce sera le cas dans le cadre de la revue uniquement concernée par le Liban, que nous voulons créer en France, et dont j’ai annoncé tout de suite le projet de publication.

1 Éditions LE BORD DE L’EAU, Lormont, 2021. Cette intervention en visioconférence s’est réalisée dans le cadre du Master Altereurope du Département d’études politiques de l’Université Jean Monnet (Saint-Étienne), le jeudi 13 octobre 2022, à 14h00, Lyon et 15h00, Beyrouth.

2 Daniel Bach, 2011, « Patrimonialism and Neopatrimonialism: Comparative Trajectories and Readings », Commonwealth and Comparative Politics, July.

3 Raymond Hinnebusch, “Statehood in the Middle East and North Africa: Approaches from Historical Sociology”, CERI, 10/2021, 10 pages.

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