Liberté pour les censeurs ! La liberté d’expression à l’université

Liberté pour les censeurs ! La liberté d’expression à l’université

 

Denis Bayon, « La censure à l’Université », La Décroissance, n. 171, 2020

 

 

 

Ces dernières années, à l’université, la liberté académique revendiquée haut et fort par tout le monde a conduit… au retour de la censure. Celle-ci ne provient pas d’une intervention autoritaire de l’Etat mais de réseaux d’intellectuels, d’universitaires, d’étudiants militants qui sont aujourd’hui dominants dans les universités de sciences humaines (histoire, sociologie, psychologie…). Ces réseaux se trouvent en capacité d’imposer leurs idées en montant des diplômes – autour des études de « genre » ou de « race » – et en organisant des colloques autour des thématiques des « minorités », des « dominés », des « racialisés » qui leur permettent d’inviter des militants « intersectionnels », « décoloniaux », « transidentitaires », etc. Et surtout de censurer les universitaires qui s’opposent à leurs idées.

L’existence de sciences sociales (histoire, sociologie, anthropologie, etc.) à l’université a toujours reposé sur l’idée qu’existe une réalité du monde qui ne dépend pas de la subjectivité (des émotions, du ressentis, de la « vision du monde ») des individus et peut faire l’objet d’un discours savant, scientifique, « objectif ». Les historiens travailleront sur les archives ; les sociologues feront des enquêtes, présenteront des statistiques suivant une méthodologie rigoureuse ; etc. C’est sur cette base que peuvent s’engager des controverses académiques. Cela ne signifie évidemment pas que les idées politiques et les engagements personnels en sont absents. Mais si un marxiste veut défendre le caractère véridique de la thèse de Marx d’une « tendance à la baisse des taux de profit des entreprises », il doit pour cela présenter un travail de collecte de données et de calculs allant dans ce sens. A charge à son adversaire libéral de le réfuter avec les mêmes méthodes. L’identité des chercheurs, des étudiants s’efface donc devant un objet d’étude extérieur à eux, qui doit être appréhendé par des méthodes académiques les plus rigoureuses possibles.

A partir des années 1970, sous l’influence notamment des campus américains, vont s’imposer des idées centrant le discours savant sur le sujet, la personnalité de « celui ou celle qui parle ». Ces discours « déconstruisent » le savoir académique en interrogeant ses prétentions « scientifiques », « objectives » à atteindre la vérité. Celles-ci ne masqueraient-elles pas des intérêts de classe, des rapports de domination, d’oppression, etc. ? Progressivement va se trouver interrogée puis de plus en vivement contestée la « domination » propre au discours académique. Et c’est ainsi que va entrer en scène, en commençant donc par le haut de la hiérarchie sociale (l’université), la thématique aujourd’hui omniprésente de la « domination » (de sexe, de genre, de handicap, de « race », etc.). Et que vont de partout surgir des « dominés », avec leurs « identités » de personnes discriminées à cause de leur genre, de leurs choix sexuels, etc. Progressivement le vieux discours académique qui s’efforçait à une étude objective d’une réalité extérieure aux sujets va se trouver de plus en plus disqualifié. Au nom de quoi – si ce n’est d’une attitude méprisante et dominante – un savant aurait-il davantage à dire sur un sujet qu’une personne dominée qui le vit dans sa chair ? La subjectivité « relativise » le savoir, nie l’existence d’une vérité sur une situationOn comprend pourquoi les sciences physiques, la biologie, etc. vont être épargnées par de telles idées : dans ces champs de recherche, le retour du réel est immédiat et sans appel. Des biologistes pour lesquels le comportement d’une cellule dépendrait de l’identité du chercheur qui l’étudie ne pourraient guère produire le moindre savoir scientifique.. Une personne victime de racisme en sait autant qu’un professeur qui l’étudie depuis vingt ans dans la littérature ou par des enquêtes sociologiques.

Ces idées « relativistes » vont frayer leur chemin au sein des sciences sociales au nom de la liberté académique. Ou plus exactement de son dévoiement puisque l’emporte le droit à tenir un discours qui ne respecte plus les règles académiques de son élaboration. De façon remarquablement perverse, une fois parvenues elles-mêmes en situation de domination, la tolérance qu’elles ne cessent de revendiquer va se réduire comme peau de chagrin vis-à-vis des chercheurs qui s’y opposentLa France connaît encore une belle résistance. Voir par exemple le livre de Laurent Dubreuil, La dictature des minorités, Gallimard, 2019. Ce n’est plus le cas dans le monde anglo-saxon. A un point tel qu’à l’Université de Montréal (UQUAM) seuls des professeurs issus de la « minorité » amérindienne ont dorénavant le droit d’enseigner la littérature amérindienne…. A Paris, leur tête de pont fut longtemps l’université de Vincennes mais les Masters d’étude de « Classe, Genre, Race » fleurissent un peu partout dans la capitale – comme le le Master « Etudes culturelles » de Paris 3. On ne compte plus les colloques sur les thématiques identitaires tels les colloques de l’URMIS (Unité de Recherche Migrations et Société) de Paris 7 ou le colloque « Penser l’émancipation » (Paris 8) – accrédité « initiative d’excellence » – qui, en septembre 2017 fera intervenir en session plénière Haria Bouteldja porte-parole du Parti des Indigènes de la République, « indigéniste » communautariste opposée au « lobby sioniste » et soutien du Hamas et du Hezbollah. En province, l’université Toulouse le Mirail est acquise à de telles idées ainsi que la place de Lyon – ses centres de recherche, son Institut d’Etudes Politiques et sa branche de l’Ecole Normale Supérieure.Le rédacteur en chef de La Décroissance se souvient avec beaucoup d’émotion de son intervention dans ses locaux à l’invitation d’une association étudiante « décroissante » qui s’était manifestement trompé d’interlocuteur et a jugé insupportable d’entendre ce qu’elle ne souhaitait pas entendre. Par exemple que la distinction sexuelle au sein de l’humanité était une réalité importante.. (Voire La Décroissance, N°XX).
Cette domination va s’exercer de façon de plus en plus agressice contre tous ceux qui voudraient s’y opposer au nom de la pluralité académique. Cette pente violente était inévitable à partir du moment où l’étude de toutes les « dominations » de « sexe », de « genre », de « race », etc. est inséparable du combat politique à mener pour les éradiquer. Ce sera la convergence des luttes de tous les dominés nécessairement intolérants pour faire advenir la Bonne Société. Et comme ces idées engagent l’individu tout entier, son « identité », s’opposer aux idées des « dominants », c’est combattre leurs personnes. C’est ainsi qu’on en arrive, selon Isabelle Barbéris, Maître de conférence en art de la scène à l’université Paris Diderot – qui connaît son Orwell – à une « bonne haine », une « haine vertueuse », autorisée au nom du Bien. Que serait la Bonne Société pour les identitaires ? Un ensemble de relations « horizontales » qui permettraient à chacun d’exprimer pleinement son « Moi » (de genre, de sexe, de « race », de classeL’emploi du mot « classe » pourrait laisser à penser que la lutte des classes n’est pas étrangère à de telles idées. Une
brèche universaliste resterait-elle ouverte ? Erreur : les classes aussi « ont été passées à la moulinette culturaliste », ce qui est étudié et dénoncé « c’est le « classisme » – le mépris de classe » (Tomjo, Du coup, octobre 2019, brochure
disponible à https://lesamisdebartleby.wordpress.com)
, etc.) sans subir aucune contrainte et domination « verticales ».

Un tel combat est visiblement infini puisque l’humanisation suppose qu’un sujet soit formé par une tradition, un ordre social qu’il n’a évidemment pas choisi et qui charrie sa part d’inégalité et de domination… Le chercheur Jérôme Maucourant, Maître de conférence en économie à l’université de Saint Etienne – qui bataille contre les identitaires – parle ainsi « d’une confusion extrême qui rend tous les délires possibles », jusqu’à des alliances entre des islamistes et des militants LGBT, « au nom d’une grande communauté des dominés ». Ce délire renforce encore la violence dans la mesure où ses partisans, incapables de soutenir par des arguments fondés en raison leurs positions, n’ont plus d’autre solution que dénigrer, diffamer, censurer leurs opposants. On ne compte plus aujourd’hui les universitaires victimes de cabales lorsqu’ils osent librement remettre en question cette domination identitaire. Nos deux interlocuteurs ont été traités de « raciste » et/ou d’« homophobe » sur les réseaux numériques, une pratique aujourd’hui monnaie courante ; un sociologue s’est fait exclure de son laboratoire après s’être opposé à ce que son université (Limoges) reçoive en grande pompe Houria Bouteldja ; sous les menaces, une pièce de théâtre d’Eschyle a été annulée à la Sorbonne au motif de « propagande afrophobe » (des acteurs y portaient des masques noirs) ; une conférence de la philosophe Sylviane Agacinsky, opposée à la PMA et GPA « pour tous/toutes » a également été censurée à l’université de Bordeaux ; etc. Le site « Vigilance Université » scrute de près, et combat, une telle dérive. Le CNRS commence à s’inquiéter et a lancé un audit sur la question ; son comité d’éthique est saisi.

Partie des « bac + 8 », cette violence irrigue maintenant le reste du corps social. C’est ainsi que les disciples des gender studies agressent et cherchent à interdire à tour de bras (La Décroissance, les associations Pièces et Main d’Œuvre et Lieux CommunsVoir l’entretien dans ce numéro., l’auteur Alexis Escudéro, la journaliste Eugénie Bastié, etc.). Et ils ne demandent sans doute qu’à continuer surtout si leurs rangs grossissent. L’écologie, et notamment la thématique de la décroissance, est une proie de choix pour cette tyrannie post-moderne. Identifier « capitalisme » et « patriarcat occidental et judéo-chrétien [sic] » et vous déroulez toute une littérature anticapitaliste, écologique et (apparemment) subversive qui anéantit toutes les idées humanistes et universalistes qui ont fait le meilleur de notre civilisation. Le tout avec une remarquable bonne conscience puisque, pour Isabelle Barbéris, « il ne faut pas douter de la sincérité de la plupart de ces militants ». Malheur aux partisans de la décroissance, et à tous les autres, qui refuseront de marcher dans le camp du Bien intersectionnel.

Plus profondément, Isabelle Barbéris nous invite à considérer qu’après des décennies de « néo-libéralisme », « l’Etat central n’a plus de réelle liberté de décision »et est incapable, « faute de moyen », d’élaborer et mettre en œuvre une stratégie en matière de politique universitaire ou culturelle. Outre les forces policières, pour gouverner, l’Etat va alors s’appuyer essentiellement sur l’idéologie et une « manière douce » d’enrégimenter les individus. Laisser de tels réseaux « identitaires » prendre le pouvoir à l’université et dans la production du savoir académique qui irrigue ensuite une partie de la sociétéLes meilleurs de nos intersectionnels deviendront universitaires. Les moins bons trouveront des postes dans les médias, l’édition, le numérique et des emplois de cadre dans les grandes entreprises pour y mettre en place une saine « gouvernance anti-discrimination ». Bon courage à leurs subordonnés…
sert parfaitement son dessein. Une société éclatée, fragmentée en de multiples réseaux qui vivent côte à côté, s’affrontent ou s’allient est définitivement étrangère à toute idée universaliste de lutte de classe, de peuple, de nation qui, dans leur principe même, appellent à dépasser les identités et les subjectivités. « S’abîmer dans la contemplation infinie de la différence », comme le dit Jérôme Maucourant, tout en attaquant violemment ceux qui défendent une authentique liberté de penser, anéantit toute possibilité d’une action collective forte, organisée grâce à laquelle un « nous » – à définir – pourrait reprendre en main son destin. L’individu « atome social », privé d’enracinement historique et culturel, a souvent été présenté comme une des conditions nécessaires à l’existence d’une société de marché. Nous avons maintenant la preuve que si les « atomes sociaux » se coagulent sur des bases identitaires, « s’intersectionnent » ou se « désintersectionnent » en fonction de leurs subjectivités mouvantes, cela ne la gène en rien. Et si ces identitaires font taire ses vrais opposants, c’est parfait. Et s’ils le font au nom de l’anticapitalisme et de la liberté, c’est la félicité suprême.

Denis Bayon

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