L’indigénisme petit-bourgeois et la question de Palestine (Michèle Sibony face aux exogènes)

Jacques Jedwab et Jérôme Maucourant[0]

A Lyon & Marseille

La Sociale, le mardi 3 juillet 2007

 

Pour protester contre les 40 ans d’occupation des Territoires palestiniens, deux rassemblements ont été prévus à Paris. Michèle Sibony (MS), une ancienne vice-présidente de l’Union Juive Française pour la Paix, a cru bon de trancher cette question en engageant la parole de cette association [1]. Au-delà de ce petit fait accompli, qui s’inscrit dans les guerres picrocholines traversant le mouvement de solidarité avec la Palestine, le texte de MS est un prétexte lui permettant d’avancer des thèses très particulières, bien loin du propos affiché. Notre propos n’est ici que de commenter cette étonnante contribution où MS sait appeler un chat un chat, ce qui n’est pas si courant. Son ambition politique est la réalisation de principes, d’idées et, peut-être et surtout, d’elle-même. Son style – il est vrai – est souvent hermétique et demande décryptage. Il est parfois décousu, également, mais on y lit des trouvailles d’écriture comme cette formule : « l’humanité parfois, c’est l’humilité de la norme » qui peut rendre jaloux … Derrière cet appareillage, il y a plus sérieux : une idéologie indigéniste défendue avec passion.

Nous ne nous attarderons donc pas sur les considérations nécessaires qu’elle développe quant à l’opportunité du débat sur un ou deux États en Palestine, le manque réel de démocratie en Israël et le principe du droit au retour des réfugiés palestiniens. Force est de remarquer que le texte de MS dérive très vite : elle traite avec désinvolture des conséquences de ce retour et se moque du monde en écrivant : « cela ne détruirait pas l’Etat d’Israël comme veulent le faire croire tant de gens qui œuvrent pour la paix… » On se demande d’où lui vient une telle certitude … Esprit sectaire, quand tu nous tiens ! D’ailleurs, cette façon légère de traiter les questions n’est que manœuvres dilatoires qui lui permettent de reculer sans cesse les manifestations du réel qui échappent à ses vues idéologiques. Toute cette partie du texte est confuse et MS frappe dans tous les sens, jusqu’à se frapper elle-même, à l’occasion. En effet, c’est à ce moment du texte que se manifeste l’idée essentielle de l’auteur.

Évoquant ainsi les groupes qui « ont rallié l’appel du 5 juin », notre avocate du rassemblement du 9 juin [2], préfère écrire « rallier l’appel » à « se rallier à l’appel », la première formule faisant de l’appel un lieu et non une conviction. Cette spatialisation du débat est une constante de la pensée-Sibony, ce qui permet de comprendre l’incroyable mobilisation de l’adjectif « exogène » dont elle use alors pour qualifier « quelques groupes », dont le Manifeste des Libertés [3]. Exogène signifie : dont la cause est externe, et s’oppose à endogène. Mais un léger décalage met en opposition « indigène » : qui est du lieu. Exogène est alors : hors lieu, étranger.

Parlant de ces organisations, le texte de MS est d’une mauvaise foi qui tend à la diffamation. Il est inacceptable de faire de ces associations, qui luttent pour le soutien au peuple palestinien et une paix juste au Proche-Orient, des agents de Bush et de la politique israélienne. Cela est particulièrement vrai du Manifeste des Libertés, qui est un groupe de culture musulmane, engagé et laïc, luttant contre les discriminations raciales, de genres et de choix sexuels. MS use envers lui d’une ironie déplacée, dont le motif réel est le refus qu’on puisse être arabe et laïc, opposé à l’islam politique. On devient alors un transfuge, un traître, voire, pour reprendre une formule, qu’elle fit circuler naguère pour qualifier Soheib Bencheikh, « un valet des blancs ».

Plus loin, on trouve ceci : « une partie de la gauche gagnée au communautarisme républicain dans la communautarisation généralisée impulsée par l’idéologie néo-libérale ». Ce soit disant « communautarisme républicain » n’est pas condamné, même si le concept reste sibyllin. Il est même là pour justifier en retour un communautarisme « indigène ». Comme Madame Thatcher, MS nous dit : TINA, there is no alternative. Dans ce choc supposé des communautés, il faudrait choisir son camp.

Selon MS :

– seuls les musulmans fondamentalistes seraient les vrais Arabes, l’athéisme, le je-m’en-foutisme, l’autre chose étant interdits. Il y a, d’ailleurs, une confusion fréquente chez MS, entre arabité et islam, ce qui montre bien la fragilité de ses constructions.

– Seul l’islam politique représenterait les musulmans : que son influence soit réduite dans la jeunesse, comme le démontrent tous les rapports sur le sujet, n’y fait rien.

– Le véritable combat à la paix devrait être subordonné aux impératifs de la Résistance, non pas à quelque chose, mais dans l’absolu.

– Seuls le Hamas et le Hezbollah libanais résisteraient, même si cela est faux, comme le prouve le peuple de Bi’ilin. D’ailleurs, ne pourrait-on pas, quant au seul Hezbollah, mettre en doute son statut d’organisation de « résistance », depuis l’évacuation du Sud occupé par Israël en 2000, sauf à nous faire accroire que les fermes de Chebaa – libanaises ou non – valent tant de vies humaines ? C’est d’ailleurs ce que pense au moins la moitié des Libanais (dont nombre d’Arabes sunnites), qui sont las du Hezbollah.

– Il faudrait soutenir, non le peuple palestinien dans ses droits et le peuple libanais dans les siens, mais le Hamas et le Hezbollah, même si ces organisations inscrivent derrière un antisionisme de prétexte, l’antijudaïsme dans leurs principes.

Ces arguments de MS sont si faibles, si étonnants, qu’ils doivent être éclairés par un autre engagement de l’auteur. On comprendra dès lors que l’utilisation de l’adjectif « exogène », cette obsession de la lutte politique comme pure agonistique, devient décidément peu mystérieuse. En effet, MS est une passionaria de la lutte indigéniste, explicitement depuis deux ans [4].

À n’en pas douter, le manifeste des « Indigènes de la République » est un texte intéressant. Il est un des événements symptomatique d’un fait politique majeur de cette période : l’entrée dans la vie politique d’une génération issue de l’immigration. On a pu montrer ce qu’était la nature de classe des rédacteurs de ce texte : une fraction de la petite bourgeoisie intellectuelle, qui rêve de visibilité. Le texte s’appuie sur l’idée que l’exploitation coloniale continue dans les discriminations dont est victime la jeunesse, en particulier celle issue de l’immigration.

Mais, on doit renverser cette thèse. C’est à partir de la discrimination actuelle que le manifeste réinterprète le colonialisme, le réécrit et évacue singulièrement les luttes anticolonialistes en France. Fondamentalement, ce texte est un manifeste revendicatif d’une fraction de la petite bourgeoisie intellectuelle qui attaque sur une base ethniciste le reste de ce groupe social, à travers ce qui l’unifie idéologiquement : le fondement laïc d’une république fondée sur l’adhésion à un corps d’idées.

L’indigénisme s’est répandu à travers les associations de gauche et a provoqué des conflits internes presque partout. La défaite humiliante d’un Mouloud Aounit, qui a épousé avec fracas ces thèses, montre le peu d’intérêt que les classes populaires issues de l’immigration porte, actuellement, à leurs représentants intellectuels autoproclamés. À n’en pas douter, néanmoins, les critiques indigénistes sont, pour une part, fondées. Il y a un retard global de la société française, et de la gauche en particulier, dans la constatation du bilan réel du colonialisme et du compromis de classes que permit, jadis, le pillage colonial du monde.

Mais le type de conflits que l’indigénisme a engendré est sans commune mesure avec son influence réelle. Pire que cela, il renverse les luttes internationales de solidarité qu’il satellise à des enjeux purement et étroitement franco-français, pour ne pas dire parisiens. C’est à la lumière de ces considérations que doit être relue la diatribe incluse dans le texte de MS, cette dame peu sage et inquiétante, qui oppose les « exogènes » aux « indigènes ».

 

NOTES

[0] Jacques Jedwab et Jérôme Maucourant, « L’indigénisme petit-bourgeois et la question de Palestine (Michèle Sibony face aux exogènes) » , La Sociale – Analyses et débats pour le renouveau d’une pensée de l’émancipation, le mardi 3 juillet 2007 (nd).

[1] Ces développements ont été ainsi rendus publics dans https://bellaciao.org/fr/Pourquoi-deux-rassemblements-a-Paris-pour-protester-contre-40-ans-d-occupation sous le titre : « Pourquoi deux rassemblements à Paris, pour protester contre 40 ans d’occupation – Contribution au débat de : Michèle Sibony- 7 juin 2007 ». Ce qui n’est pas dit, c’est que le « débat » est en question est interne à l’UJFP : le texte de MS est, en réalité, une missive envoyée aux adhérents de l’UJFP pour préparer le congrès de la fin de l’été !

[2] Suscité par le Collectif national pour une paix juste et durable au Proche-Orient.

[3] À se demander si l’auteur, égaré par une passion triste qui brouille ses arguments, ne voulait en en fait parler de « groupes érogènes » : et si toute notre affaire n’était pas liée à une sinistre coquille, l’X volant la vedette au R … ?

[4] Texte non disponible en 2022. Cf. http://lmsi.net/article.php3 ?id_article=336

Jacques Jedwab

Psychanalyste, auteur par ailleurs de « Sabra et Shatila sont de retour ! », La Sociale – Analyses et débats pour le renouveau d’une pensée de l’émancipation, le 18 septembre 2006, URL http://www.la-sociale.net/article.php3 ?id_article=207. Ce texte n’est plus en ligne sur ce site (2022).

Jérôme Maucourant

Économiste, auteur récemment de : « Le nazisme comme fascisme radical », dans Penser le nazisme – éléments d’interprétation, Hanania A. Amar et alii, L’Harmattan, 2007.

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