Limites et paradoxes du libéralisme fort
Jérôme Maucourant & Frédéric Neyrat, « Limites et paradoxes du libéralisme fort », pp. 89-94, dans Walter Oswat ed., Andere Verfassungen für Europa und seine Staaten (Die Europäische Union und das Beispiel Österreich) – Alternative Constitutions for Europe and its States (The European Union and Austria as an exemple) – Une autre constitution pour l’Europe et ses États (L’Union européenne et l’exemple de l’Autriche), Grüne Bildungswerkstatt, Wien.

Jérôme Maucourant Maître de conférences en sciences économiques.

Frédéric NeyratLimites et paradoxes du libéralisme fortLimites et paradoxes du libéralisme fortEn 2001, Frédéric Neyrat était docteur en philosophie & directeur de programme au Collège international de philosophie (CIPH). Site personnel actuel https://atoposophie.wordpress.com/ (NDE, 2022).


Limites et paradoxes du libéralisme fort
Le premier titre – retenu en décembre 2001 – était « Déconcentrer, instituer, rendre impossible ». Finalement, le texte a comme référence finale : « Limites et paradoxes du libéralisme fort », pp. 89-94 dans W. Oswalt ed., Andere Verfassungen für Europa und seine Staaten, Frankfurt am Main, Holzhecke 27, Edition Deconcentration International, 2005. ISBN 3-00-013556 ⟨halshs-00420721⟩ (NDE, 2022).

Introduction. La querelle : qu’est-ce qui doit être “ fort ” ?

Les propositions de W. OswaltSur Walter Oswalt (1959-2018), voir https://de.wikipedia.org/wiki/Walter_Oswalt). Il est, notamment auteur, de No Mono – Kapitalismus ohne Konzerne. Für eine liberale Revolution, Lit, 2017 (NDE, 2022).

relatives à une “ Nouvelle constitution pour l’Europe et l’Autriche ” s’articulent autour d’un procédé simple, mais radical – dont la radicalité se doit d’être analysée jusqu’à ses conséquences ultimes : la déconcentration des pouvoirs. Courageux et profond, ce texte pointe l’une des possibilités politiques dont on ne peut faire aujourd’hui abstraction. Les difficultés de notre temps impliquent, comme le fait W. Oswalt, de mettre en cause les structures politiques et économiques dans ce qu’elles ont d’essentiel : de ce point de vue, la volonté de penser une nouvelle constitution doit être saluée même si, comme nous le pensons, d’autres voies sont aussi possibles. Quels que soient les désaccords, un dialogue doit s’engager et se poursuivre.

Nous proposons d’exposer attendus et conséquences de ses propositions en cinq points : la nature du libéralisme radical (prôné par W. Oswalt), les rapports entre liberté et démocratie, le concept d’égalité. Ceci posé, il sera plus aisé de discuter la notion de politique en régime libéral et d’aborder le rôle de l’Etat dans une société démocratique. De ce dernier point naît un différend entre notre position et celle de W. Oswalt, différend qui rejaillit sur les deux premiers : que faut-il entendre par politique ?

Pour nous, seul un système d’actions politiques au sens “ fort ”, égalitaire et à vocation universelle, sera susceptible d’éviter que l’Europe ne soit que l’un des noms du Marché et que la Constitution Européenne ne soit qu’une superstructure sans rapport avec le réel des peuples, des gens, de la culture, de l’histoire et des idées qui ont pu historiquement signifier la réalité européenne.


1.Intérêts, limites et paradoxes du « libéralisme radical »
Selon W. Oswalt, la déconcentration des pouvoirs ne devrait pas relever d’une politique qu’il assimile, comme libéral, à des formes d’arbitraire, mais doit découler d’un ensemble de règles : il souhaite ainsi une « constitution antipouvoir ». D’une certaine façon, l’élaboration du droit constitutionnel serait censée régler une fois pour tous les aléas de l’action politique. De même, la monnaie échapperait à la question politique par l’adoption de « la règle des 100% » contraignant les banques à ne pas créer de la monnaie, afin de ne pas entraver l’autorégulation des marchés. Le fantasme d’un ordre sans pouvoir politique s’incarnerait enfin. Cette déconcentration est double : elle devrait affecter aussi bien les grandes sociétés capitalistes que l’Etat, ou toute autre collectivité, dont l’extension coercitive devrait être « minimisée ». 

La pensée de W. Oswalt s’ensource dans une certaine conception du libéralisme, qualifiée de “ forte ”, par opposition à un libéralisme « faible » : là où la politique du libéralisme “ faible ” conduit à la monopolisation du pouvoir économique, la politique du libéralisme “ fort ” en désamorcerait l’accumulation. Il faudrait en finir avec ce que le capitalisme contient de féodal, car, comme le soutient W. Oswalt non sans justesse, il arrive fréquemment que nombre de privilèges fiscaux accélèrent la concentration économique. 

Le libéralisme faible, aujourd’hui dominant, permettrait de comprendre le désastre écologique que nous connaissons ; ce qui pourrait justifier l’entreprise de W. Oswalt. Ce désastre serait l’effet des multinationales qui, inaccessibles à la sanction parce qu’autonomes, n’auraient pour mot d’ordre qu’une production sans égard envers les “ ressources naturelles ” ; non par le fait de quelque “ immoralisme ” précise W. Oswalt, mais parce qu’elles peuvent exister en raison de structures institutionnelles précises. Ce propos doit être salué : ainsi est balayé l’idéalisme bavard des années 80, qui croyait, à coups de chartes éthiques, devoir imposer aux entreprises une conscience morale là où celle-ci semblait manquer. Or, l’entreprise est le lieu de la production des richesses. Et il nous semble heureux que le projet d’une entreprise éthiquement “ animée ” ait été mises en question ; qui sait de quelles horreurs elle aurait pu être capable [Le Goff, 1992] ! 

De plus, le propos de W. Oswalt nous permet de dévoiler un aspect crucial du capitalisme. Celui-ci ne provient pas d’un fonctionnement spontané des lois du marché. L’économie libérale est politiquement déterminée selon W. Oswalt : elle ne trouve sa cohérence qu’en conséquence de mécanismes constitutionnels qui procèdent d’une Raison pouvant construire des liens sociaux. Elle incarne donc une certaine utopie. Tout libéral qui nierait ce fait – en cela W. Oswalt a raison – en viendrait à justifier l’apparition de pouvoirs opposés à l’exercice de la liberté. Le libéralisme ne peut donc être que « fort » : « Les droits fondamentaux ne peuvent plus protéger l’existence des firmes (…) ce ne sont pas seulement les droits fondamentaux mais aussi les lois qui doivent être affranchies d’un champ collectif d’application. Tout comme les droits fondamentaux, les lois doivent être débarrassées de quelconque portée collective », écrit W. Oswalt. On comprend pourquoi la revendication libertaire de nombre de Verts peut rejoindre la puissance de cette alchimie anarcho-capitaliste proposée par W. Oswalt

Or, cette alchimie renoue en réalité avec les projets des libéraux révolutionnaires qui, en 1791, avec les lois D’Allarde et Le Chapelier abolissaient les corps intermédiaires et instituaient la « liberté » du travail dans le cadre d’une économie de marchés concurrentielsToutefois, Le Chapelier soutient une version du libéralisme quelque peu différente car elle dispose que la force publique ne peut permette que le citoyen soit « privé des besoins de première nécessité » [cité par Potier, 1989, p. 243], ce qui implique que Nation organise les secours et influe sur le taux de salaire [p. 283] : il s’agit donc d’aller au-delà de la liquidation des corps intermédiaire entre l’individu et l’État.

. A cet égard, Marat, pratiquement seul, avait bien vu le danger : par une telle tentative, les « représentants du peuple » voulaient atteindre aux droits d’expression politiques du peuple et aux libertés de la Nation [Potier, 1989, p. 247]. Marat précise : « Ils ne voulaient qu’isoler les citoyens et les empêcher de s’occuper en commun de la chose publique » (souligné par nous) » [cité par Potier, p. 248]. Il existe donc un risque que le projet de W. Oswalt rende la démocratie impuissante.

Plus généralement, l’auteur est discret sur les conséquences de ses propositions visant à la liquidation des collectifs protégés par la loi, car ceux-ci ont permis aux salariés de soustraire une partie de la vie humaine aux ravages exercés par le Grand Marché du capitalisme libéral [Polanyi, 1944].

Aujourd’hui, les directives européennes agissent comme un « lit de Procuste » à l’égard de les Etats qui ont développé des droits sociaux trop étendus au goût des employeurs : c’est pourquoi la volonté de W. Oswalt de nier les positivités de l’action collective est problématique. En fait, il nous faudrait, pour accepter les thèses de W. Oswalt, céder aux mythes du caractère autorégulateur du marché en oubliant que c’est la marche même du capitalisme qui, dès le XIXe siècle, a suscité la naissance des collectifs qui permirent de rendre tolérable ce système ! W. Oswalt occulte donc l’historicité du capitalisme, ce qui lui permet de balayer rapidement la question de la protection du travail et de la constitution des banques centrales permettant une politique monétaire : c’est ce que montre son apologie de la règle des 100 % (cf. infra.).

A un seul moment, W. Oswalt intègre la dimension de l’histoire à sa démonstration en expliquant que les grosses firmes ont été la « base économique » (selon son expression) du régime nazi. La lutte contre le totalitarisme justifierait donc le programme libéral radical. En fait, la contradiction des années 1930 était plus profonde : elle provenait de la tension particulièrement conflictuelle, à ce moment de l’histoire, entre le régime de la propriété privée et l’exigence démocratique [Polanyi, 1935]. Même si les formes de cette tension ont changé, celle-ci est toujours d’actualité et, comme nous le verrons, le libéralisme radical constitue un programme de dépassement de cette contradiction en liquidant l’idéal d’égalité de la démocratie par une attention exclusive portée à la liberté, supposée être à même de réaliser tout ce qu’il est possible de désirer.

Un moyen de ce programme est la « taxe de déconcentration« , mais elle semble difficile à mettre en œuvre. Selon les secteurs d’activités, il est évident qu’elle doit varier, car certaines activités sont « spontanément » plus concentrées que d’autres. Or, les évolutions techniques contemporaines, notamment dans le domaine des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC), se caractérisent par des rendements d’échelle très importants qui poussent à la monopolisation. Il semble que la déconcentration ne soit dès lors pas toujours possible, mais que l’action collective le soit. En revanche, la régulation publique, par son aspect discrétionnaire, n’est pas ligotée par des critères a priori (comme une taxe ou une taille de la firme) : il est trop hardi, selon nous, d’affirmer que toute concentration est inutile, compte tenu du caractère incertain de certaines évolutions techno-économiques. Ainsi, dans le cas où celles-ci poussent à la monopolisation, il ne s’agit pas de lutter contre la concentration mais d’en atténuer ses effets, par le biais d’un contrôle social qui permet de ne pas dilapider les gains possibles d’efficacité permis par la concentration. 

Il apparaît que la suppression des structures collectives du capitalisme risque de liquider l’efficience que celui-ci a su développer dans un monde où l’information est rare et la rationalité limitée : les organisations économiques, comme substituts aux marchés, permettent en effet de suspendre ou de contenir l’action du système des prix. Il n’est donc pas sûr que les admirateurs de l’économie de marché, comme W. Oswalt, se satisfassent de la suppression d’un des rares mécanismes qui assure la force de ce système.

C’est tout le paradoxe d’un libéralisme fort qui se fait jour ici : alors que la règle se doit de remplacer un volontarisme politique anti-libéral, il apparaît ici une volonté politique a priori considérable, étrangement indifférente à certaines réalités économiques qui exigeraient une régulation a posteriori ! Certes : nous ne reprocherons à quiconque ce volontarisme. Tout le problème est d’en assumer l’existence. Assumer l’existence de la politique en tant que telle, de la décision à partir de laquelle elle s’instaure, suppose de faire la part entre le possible et l’impossible, le rêve et le réel. C’est pour cette raison que nous insistons sur le réel de l’histoire : il y a un réel historique, propre à la dynamique du capitalisme, que le programme de W. Oswalt tend à occulter. Voici dès lors éternisé le rêve éveillé du libéral authentique : un monde de petits marchands sans oligarchie capitaliste. 

Il s’agit, pour W. Oswalt, de conserver les acquis, souvent imaginaires d’ailleurs, d’une petite production capitaliste encadrée par une démocratie de petits propriétaires, en occultant les évolutions que la course à l’accumulation – « la loi et les prophètes » disait Marx ! – ne peut que susciter. Ce rêve est récurrent. Veblen l’avait noté à son époque où se firent les premières concentrations significatives à une échelle nationale. Maintenant que les marchés de capitaux sont mondiaux, maintenant que la finance s’est emparée de l’industrie grâce au démantèlement des protections étatiques et sociales, il devient illusoire de penser ce bel oxymore que nous suggère W. Oswalt : un capitalisme de la proximité. Comment un « capitalisme du local » serait-il viable au cœur de la mondialisation monopolistique ? Mais pourquoi et au nom de quelle valeur se lève le libéralisme “ fort ” ? 



2. Liberté et propriété : la démocratie selon W. Oswalt
Au nom, bien sûr, de la liberté : telle est la valeur ultime dont Oswald se revendique. Sa démocratie ne vise aucunement à produire de l’égalité ; la lutte contre celle-ci n’a de sens que dans la mesure où une inégalité trop forte nuirait à l’exercice de la liberté. D’où le principe de seuil fixé aux fortunes personnelles, idée fort courageuse, faut-il le reconnaître, émise par ce libéral (cf. la partie du projet de W. Oswalt intitulée « un cadre pour une économie de marché libérée du pouvoir« ). Il est également juste de remarquer que les situations de monopole limitent fortement l’initiative individuelle et la possibilité de la “ concurrence ”.

On peut donc soutenir ceci : le libéralisme “ fort ” incarne l’individu libre comme individu capable de propriété. Ce qui est monopolisé par les multinationales est la propriété à laquelle, comme le souligne W. Oswalt, l’épithète de “ privée ” ne peut être que refusé : le “ manque de liberté économique ” est le “ manque de protection de la propriété ”, qui est lui-même “ manque de liberté personnelle ”. Il s’agirait donc que la politique étatique légifère sur le seul modus operandi du laissez-faire, et non sur son principe. L’Etat de W. Oswalt aurait donc pour fonction de garantir l’égal accès à la propriété privée en limitant la concentration des pouvoirs économiques aux mains des multinationales. En réalité, c’est essentiellement par ses tribunaux que l’Etat garantit les “ droits fondamentaux ” des individus. Limité à cette fonction, l’Etat sera dit “ démocratique ” ! In fine, « chaque entreprise sera forcée d’accepter les prix de marché comme décisions d’une démocratie de consommateurs ” écrit W. Oswalt. Mais une question ici s’impose : quel est le contenu des droits auxquels il ne cesse de faire référence ?

En toute bonne logique, ils sont au nombre de deux : “ droit écologique ” et “ droit de propriété ”. Le premier concerne la protection de l’environnement. W. Oswalt pose que cette protection ne sera rendue possible que si et seulement si la protection du droit de propriété privée est assurée : il ne dit pas explicitement que ceci implique l’organisation d’un marché étendu de droits de propriété couvrant les espèces animales menacées de disparition. Plus généralement, l’écologie fondée sur des marchés libres repose sur la création de nouvelles marchandises (comme les droits de pollution par exemple). Il va sans dire que de telles démonstrations sont si discutables qu’il n’est pas possible d’en inférer des lois d’ordre constitutionnel. Ceci signifie que la protection de la nature relève de la politique dans toute sa contingence. Contre l’extension de la sphère des « marchandises fictives » (Polanyi) que constituent ces nouveaux droits de propriétés, faut-il rappeler que certaines richesses, par essence collectives, peuvent être gérées collectivement ?

La question écologique rabattue sur l’espace totalisant et imaginaire de la marchandise, W. Oswalt affirme donc que les droits fondamentaux se réduisent à un seul : le droit de propriété. Mais quel est donc l’homme dont il veut ainsi constituer les droits ? C’est celui propre au “ capitalisme individuel ” où l’individu est libre en ce qu’il est capable de propriété et de concurrence. C’est ici qu’une triple difficulté s’impose à notre réflexion : que penser d’une liberté simplement pensée à l’aune de la propriété ? En quoi les droits fondamentaux peuvent-ils se réduire à cette qualité ?



3. Égalité et universalité
Comme l’a proposé Maximilien Robespierre le 21 avril 1793 à la Convention dans son projet de constitution, l’on peut soutenir, étant postulé que « les principaux droits de l’homme sont ceux de pourvoir à la conservation de l’existence et la liberté » (article 2), que  » l’égalité des droits est établie par la nature ; la société, loin d’y porter atteinte, ne fait que la garantir contre l’abus de la force qui la rend illusoire (article 3) ”. Ainsi, “ Les secours indispensables à celui qui manque du nécessaire, sont une dette de celui qui possède le superflu. Il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée (article 11) ”. Autrement dit, la volonté de donner corps au principe d’égalité, par des contraintes sociales ou étatiques, est reconnue dans sa capacité instituante. Dans le cas contraire, les citoyens ne pourront jouir de l’égale dignité qui les définit politiquement. C’est pourquoi le modèle de certains pays européens rendant obligatoires des prélèvements financiers assurant la protection sociale, comme les Conventionnels de 1794 l’avaient rêvéAppel de la Convention en faveur d’une pension de retraite universelle, 22 mai 1794, cité par Nikonoff [1999].
, est juste car obéissant à l’idée nous que nous faisons d’un certain Bien. Sinon, ce sont les marchés financiers, dont les errances sont aujourd’hui manifestes, qui devraient assurer cette protection.

Or, toute l’Europe va dans le sens du renoncement à l’idéal de solidarité : W. Oswalt soutient ce point de vue en voulant dissoudre la force coercitive des collectifs et diminuer au maximum le budget de l’Etat. Il veut même que le produit de sa « taxe de déconcentration » alimente, non pas des dépenses d’éducation ou de retraites, mais des distributions de capitaux qui seraient octroyées aux citoyens pour leurs vieux jours ! Il est vrai que le développement des fonds de pension donne l’illusion que l’effort personnel d’épargne est le fondement de la richesse future du retraité, alors que celle-ci dépendra de l’efficacité du mécanisme social qu’est le marché financier. Or, que ce soit la volonté politique guidant les choix d’un système de redistribution ou que ce soient les mécanismes aveugles du marché, il s’agit de gérer un même problème : le doublement du poids des dépenses de retraite dans le P. I. B. L’avantage du prélèvement social conscient est d’assumer des choix politiques ; l’inconvénient du système de W. Oswalt est de liquider la dimension hautement politique de la répartition des richesses et de contribuer à diluer le sentiment de solidarité des citoyens par l’institution de cette fiction selon laquelle le marché financier est un marché des biens futurs.

Ainsi, pour nous, le droit de propriété n’est qu’un moyen permettant d’assurer la liberté, et non une fin. Les droits sociaux, comme le droit au travail ou à la retraite, sont d’autres moyens d’instituer des citoyens libres et égaux. A une époque où le vœu pieux de la politique est la liberté, nous opposons une autre conception de la politique que celle de W. Oswalt, une politique qui repose sur un axiome d’égalité sans lequel la liberté ne sera goûtée que par quelques-uns, et non par tous. 

Nous avions pourtant plus haut mentionné ceci : le libéralisme fort demande à l’Etat de garantir l’égal accès de tous à la propriété privée. Il semblerait donc que l’égalité soit prise en considération : ce n’est pas le cas. Même si cette distinction est devenue difficile à entendre en régime de capitalisme généralisé, l’égalité (concept qualitatif) n’est pas l’équivalence (concept quantitatif). L’équivalence relève d’une généralisation : une particularité est subsumée sous un concept identitaire. Identité, ici, de l’Entrepreneur-Capable-de-Propriété-Privée. L’égalité quant à elle ne concerne pas, en son essence même, quelque attribut, quelque particularité que ce soit (économique, sociale etc.). La redistribution n’est qu’une des formes possibles par laquelle l’égalité peut s’exercer, elle n’en donne pas l’essence.

L’égalité se traite au cas par cas, en fonction d’une situation d’inégalité spécifique qu’il s’agit de rendre impossible. La particularité de chaque individu n’est donc pas subsumée ou annulée dans une généralité vide : cette particularité est rendue indifférente. Peu importe dès lors les particularités, ce qui ne veut nullement dire qu’il s’agit de les éliminer ! Nous pourrions ainsi formuler l’impératif catégorique de l’égalité : “ quels que soient ta particularité, ton origine, ton identité, ta forme de vie, ton cas expose la nécessité universalisable de l’abolition de l’inégalité. Agissons de telle sorte que ce tort fait à la communauté tout entière soit rendu impossible en construisant, pour cette situation, une réponse spécifique ”.

Bien loin de la généralisation impuissante des dits « Droits de l’Homme », laquelle impose la norme sous laquelle n’importe quel impérialisme peut se glisser sous couvert de garantir l’Etat de Droit, cet impératif était déjà présent dans la proposition iconoclaste de Robespierre : “ Article 28. Il y a oppression contre le corps social, lorsqu’un seul de ses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre du corps social lorsque le corps social est opprimé ”. Comme on peut le constater, l’égalité ainsi comprise ne concerne pas directement le domaine privé, mais engage, d’abord et avant tout, une conception publique et universelle de l’humanité, valant pour tous les hommes. W. Oswalt ne cesse de dire que l’inégalité sous la forme économique de la concentration nie la liberté ; il devrait aussi admettre que tous ceux qui sont privés du plein exercice des droits concrets à la liberté le sont en vertu de l’inégalité que secrète le capitalisme. La politique consiste dès lors à faire en sorte que l’inégalité soit rendue, par principe, impossible.

C’est pourquoi il n’est pas acceptable de juger « inconstitutionnelle » toute tentative qui ferait que certains « gouvernements européens introduisent une économie planifiée » (cf. 6 des « Droits fondamentaux). En effet, une telle économie peut recouvrir la création des actions concertées des citoyens-producteurs [Polanyi, 1922], dans de larges cadres autogestionnaires, en vue de faire en sorte qu’un dessein humain, non la « main invisible », structure l’économie à un niveau le plus décentralisé possible. La « démocratie » de W. Oswalt nie in fine l’autonomie politique, c’est-à-dire qu’il dénie la capacité instituante de tous les membres du corps civique à faire la loi dans l’égalité.



4. Aporie de la politique libérale et République
Avec raison, W. Oswalt désigne selon nous une cible essentielle : la concentration du pouvoir économique et ses effets. Il montre de même que l’économie ne peut nier sa dimension politique. Or, si le terme d’économie politique a, ou peut avoir un sens aujourd’hui, c’est en posant un terme, une fin, un sens à l’économie. C’est aller ainsi, il est vrai, contre le principe de la constitution de cette discipline.

Précisons : ce n’est qu’à partir de la naissance de l’économie classique que l’économie s’est, en pensée, autonomisée. Les classiques ne dénient pas le dehors factuel que représente l’Etat, mais ils le réduisent à une fonction de contraintes sociales : l’espace public n’est qu’un point d’extériorité à gérer. Cette pensée s’est réalisée dans et par l’histoire du capitalisme : après l’incorporation, au XVIIième siècle, de l’espace public sous la forme d’une “ mesnagerie publique ”Antoine de Montchrétien, Traicté de l’oeconomie politique, dédié en 1615 au Roy et la Reyne mère du Roy, Paris, 1889, cité par E. Berns [2000].

c’est, comme le montrent Marx et Polanyi, la terre, les hommes et la monnaie qui sont incorporés. Nous vivons maintenant un nouveau stade de ce processus fondateur de la post-modernité : la dissolution de l’espace public. Le projet d’un capitalisme individualiste ne fait, en ce sens, qu’accompagner ce mouvement. Il pérennise l’idée selon laquelle l’économie, d’absurde qu’elle est car sans finalité et sans fin, devient le sens de l’histoire – éternisant ainsi la “ mauvaise chrématistique ”, technique acéphale dont l’objet est l’acquisition des richesses, qu’Aristote opposait à l’art de savoir les utiliserAristote, La Politique, I, 1255b31 et suiv., ainsi que 1256a10-14.

– à bon escient : il s’agit en effet de savoir si l’on veut défendre une certaine conception de la liberté propre à quelques-uns, celle de l’Entrepreneur-Capable-de-Propriété, ou si l’on envisage le Bien de tous, l’eu zen qu’Aristote posait comme fin de la politique.

Le Bien est, d’abord, une affaire, une chose publique, qui doit être l’objet d’une institution – mais comment ? Quel type d’institution pourrait correspondre à notre aujourd’hui ? Il n’y a pas de réponse simple sous forme constitutionnelle, nous semble-t-il : mais il est souhaitable que toute règle supérieure de droit soit construite de façon à rendre possible la politique et non à la brider au prétexte qu’elle interfère avec l’ordre de la propriété et de la monnaie. En ce sens, le rejet de la vision du monde que véhicule le Traité de Maastricht et ses avatars, fondé sur l’érection d’un ordre monétaire coupé de toute forme d’action collective et instituant une pression concurrentielle maximum de façon à dissoudre tous les repères publics qui ont construit les droits sociaux, devrait être inscrit dans le préambule d’une République Universelle d’Europe ….

L’économie politique du libéralisme nous conduit en effet à l’absurdité d’un monde sans politique car se refusant à produire consciemment les repères de l’action collective. La conception que nous exposons ici implique donc la prise en considération de la multitude, selon le critère d’universalité plus haut exposé. Mais de quel point celle-ci doit-elle être envisagée ? Si ce point est celui de la propriété privée, la conséquence est claire : la propriété, en se privatisant, prive un autre de la propriété privée. Dur prix de la concurrence. S’agit-il dès lors de s’opposer à la propriété privée ? Certainement pas. Si Marx proposait un mode d’appropriation collectif des moyens de production, ce n’était pas par refus de la propriété privée – idée stupide et délétère – mais par refus de l’expropriation. Sur ce point, nous sommes proche de ce que soutient W. Oswalt : la monopolisation économique (ou, autre exemple présenté par celui-ci, médiatique) est une forme d’expropriation. Mais notre différend tient en ce point : ce n’est nullement au nom du capitalisme individualiste que nous adhérons à une telle proposition, mais au nom de l’égalité. Par où nous retrouverons notre définition de la politique comme politique de l’égalité.

Il y a d’autres conséquences à tirer de la nécessaire théorie de la lutte contre l’expropriation comme conséquence d’une politique de l’égalité. En allant au-delà du propos marxien originel, remarquons, avec Veblen [1898] et ses successeurs institutionnalistes, que la caractéristique majeure du capitalisme est de s’approprier les fruits de la croissance technique, dont la condition de possibilité est essentiellement sociale (par divers systèmes de brevet et la création d’obstacles monopolistiques de toutes sortes que rend possible la mobilisation du capital financier à une large échelle). Or, la capacité de diffuser l’information et ses codes, que magnifie le développement des NTIC, ouvre un champ immense à la diffusion de savoirs libres de propriété ; en effet, il peut être possible que les dépenses publiques s’obligent à n’utiliser que les systèmes d’information libres de reproduction. Par le biais de ses dépenses d’éducation et d’administration, l’Etat agirait – paradoxe pour certains – comme levier d’une lutte contre les monopoles. En ce sens, l’un des articles de la constitution de la République Française s’associant, avec d’autres, à la République Universelle d’Europe, devrait être l’interdiction des rencontres entre le premier ministre et tout chef d’entreprises lucratives impliquées dans les NTIC … Tout comme le Traité de Maastricht interdit les pressions politiques sur les fonctionnaires des banques centrales !

Ce dernier énoncé n’est pas sans quelque ironie : il indique que le règlement par la loi n’a de sens que si et seulement le système politique en place rend impossible certaines hybridations désastreuses entre le pouvoir économique et le pouvoir politique. C’est ce à quoi il nous faut réfléchir : comment articuler l’action collective et l’égaliberté selon l’expression d’Etienne Balibar, dans un cadre qui ne soit pas libéral mais politique dans son essence ? C’est l’action collective qui seule peut libérer (comme l’avait bien noté Commons [1934]) ou produire quelque égalité. Les associations, les syndicats, l’Etat sont des formes de l’action collective qui n’ont évidemment pas le même statut analytique (en cela Commons se trompait), mais peuvent produire de l’émancipation dans un monde essentiellement conflictuel.

Les individualismes oublient souvent cette scission originelle qui affecte toute communauté, qui fait qu’une communauté n’est ni une totalité unifiée, ni une pluralité d’individus jetés ça et là. Les Grecs la nommaient stasis, conflit interne à la communauté, à distinguer du polemos, conflit avec une autre communauté. Jacques Rancière l’a, plus récemment, nommée “ mésentente ”, ou “ tort ” [1995]. Cette scission du corps communautaire est très lisible dans ce que Peuple veut dire : à la fois nom d’une totalité (le Peuple souverain) et nom de ce qui en est exclu, (le “ menu Peuple ”) etc. 

La République ne doit pas être le nom d’une annulation de cette division. Bien au contraire, instituer la chose publique pourrait signifier : faire en sorte que cette division ne devienne pas l’équivalent d’une domination de quelques-uns sur les autres. En conséquence, notre conviction est que l’assignation à chacun de droits de propriété ne peut résoudre cette question sociale, politique et économique de la scission originelle qui affecte toute communauté, que ce soit sous la forme économique de la concurrence, ou sous la forme politique du différend ou de la guerre. 

Ainsi, que les actions collectives ont besoin de repères par où elles se construisent : comme le soutient Habermas dans son projet de République Européenne, un peuple est l’objet d’une “ construction ”, d’une constitution singulière [Habermas, 2000, p. 52 et 147]. Cet espace structurant est celui de la République, son Etat n’est que l’agencement de ses structures. Remarquons alors avec Durkheim que la construction même de l’Etat, l’étatisme, a engendré l’individualisme, et réciproquement. On ne peut ainsi opposer simplement l’Etat à l’individu moderne mais travailler à comprendre les logiques souhaitables de nouvelles articulations. Affirmer que l’Etat n’est pas une nécessité découlant de l’exigence démocratique, c’est dénier au peuple la capacité de s’instituer politiquement, sauf à imaginer une improbable transparence du social et une spontanéité instituante de tous les citoyens (ce qui pourrait mener aux pires dérives), sauf à imaginer qu’une allocation suffisamment efficiente des droits de propriétés réduise l’Etat à une « agence » (selon le mot de W. Oswalt) organisant les marchés (il s’agit de la dérive sociologique libérale du concept d’Etat comme administration résiduelle). 

C’est pourquoi toute la logique de la construction européenne fédéraliste tend à briser les Etats comme condition et fruit de l’aboutissement des actions politiques car le fédéralisme est une entreprise de dissolution de la politique dans une machinerie  de production et de protection des droits des monades .Pour être réellement la chose publique, la propriété de tous, une République doit donc être l’antithèse du magma ploutocratique mâtiné de démocratie d’opinion célébré par les prébendiers du monde médiatique. Rien ne nous garantit a priori que des mécanismes internes au fonctionnement de l’Etat (ou interférant avec celui-ci) ne se retournent contre la République. C’est pourquoi l’article 29, souhaité par Robespierre, devrait être inclus dans la constitution de l’Europe : « Lorsque le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs« .

L’histoire a certes montré qu’il n’y pas de République sans citoyens républicains. La Terreur découla de l’erreur de faire une république sans citoyens [Nicolet, 2000, p. 84] : d’où l’importance de l’éducation et d’un Etat assurant des dépenses égalisantes en ce domaine. La destruction des Etats assurant ce type de finalité nous plongera dans le domaine de l’apolitisme ou du prépolitique dont nul ne sait ce qu’il en sortira. Un nouveau Léviathan ?



5. Penser l’Etat
Dans notre amical débat avec W. Oswalt, nous reconnaissons la nécessité d’une pensée politique qui, comme l’énonce J. Habermas [2000, p. 138], doit se tenir “à la hauteur des marchés”. Il y a un point que nous partageons avec W. Oswalt, un enjeu qui motive tout ami de la liberté et tout ami de l’égalité : faire en sorte qu’aucun monopole, qu’aucune concentration de pouvoir indue ne domine la vie politique, sociale et économique d’une communauté. L’Un despotique a de multiples visages, et s’est incarné dans l’histoire sous diverses formes. Mais il faut savoir choisir ses amis comme ses ennemis. Nous soutenons que l’Etat, considéré comme puissante machine exprimant la souveraineté commune, est l’outil indispensable d’une politique qui refuse de ployer le genou devant la domination ultra-libérale. Pour cette raison, envisager une nouvelle constitution nécessite de penser l’Etat de façon beaucoup plus profonde, en deçà de la singularité historique de l’Etat-nation que nous voyons se dissoudre sous nos yeux. Malheureusement, nous ne pouvons que constater l’absence d’une telle réflexion dans la pensée politique contemporaine, y compris dans celle d’un penseur aussi considérable que Jürgen Habermas.

Une telle recherche nous conduirait à découvrir que l’Etat doit aujourd’hui défendre la société et non, comme le pensait Hegel, s’y opposer ou en indiquer le salut dialectique. Cette défense devrait passer par une réélaboration du système politique dans lequel nous vivons : impossible de mener une quelconque politique, celle de W. Oswalt ou une autre, lorsque le système parlementaire apparaît comme le Commis du Marché, cherchant à occuper et conserver les places secrétées par ce qui reste de pouvoir politique.

Cela impliquerait de repenser le rapport entre le Marché, la Démocratie et la République. Cela supposerait de modifier les formes de représentation du pouvoir. Cela demanderait d’instituer de nouveaux espaces publics soustraits à la logique du Capital. Cela exigerait non pas simplement de légiférer en général, sous peine de transformer l’Etat de Droit en coquille vide phagocytée par le Marché, mais de rendre impossible l’inégalité en promouvant décisions et actions collectives. Seule ainsi la division originaire de la communauté trouverait son seuil d’audibilité au cœur de l’accumulation multiple et sans fin du Capital.

  Références

  Aristote, La Politique, Vrin, 1995.

Berns E., [2000], “ Philosophie de l’économie ” dans Philosophie et économie, Paris, Collège International de Philosophie.

Commons [1934] Institutionnal Economics, Transaction Publishers (1990).

Habermas J., [2000], Après l’Etat-nation – une nouvelle constellation politique, Paris, Fayard.

Le Goff J-P, [1992] Le mythe de l’entreprise, La Découverte.

Nicolet [2000] Histoire, Nation République, Odile Jacob.

Nikonoff J., [1999] La comédie des fonds de pension, Arléa.

Polanyi K., 

[1922] « La comptabilité socialiste », Cahiers Monnaie et financement, Lyon 2, Traduction française par A. Roque, pp. 49-97 (1994). Traductionde l’allemand : « Sozialistische Rechnungslegung », Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik (49), 2, pp. 377-420.

[1935] « The essence of fascism », pp. 359-394, dans L. Lewis, K. Polanyi and D. D. Kitchin (eds.), Christianity and social revolution, New York, Books for Libraries Press (1972).

[1944], La grande transformation, Gallimard, 1983.

Potier J-P [1989] « L’assemblée constituante et la question de la liberté du travail : un texte méconnu, la loi Le Chapelier » dans J-M Servet, Idées économiques sous la révolution, P. U. L.

Rancière J., [1995], La mésentente, Galilée.

Robespierre M., Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (proposée le 21 avril 1793 à la Convention).

Veblen T., [1898] « Why is economics not an evolutionnary science », The Quarterly Journal of economics, July, pp. 373-397.

 

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