Fin d’une civilisation ? Homère, les Lotophages et nous

Jérôme Maucourant[1]

« Le patriotisme n’a rien à voir avec le conservatisme. Bien au contraire, il s’y oppose, puisqu’il est essentiellement une fidélité à une réalité sans cesse changeante et que l’on sent pourtant mystiquement identique à elle-même. C’est un pont entre le futur et le passé »[2].
Georges Orwell

Le futur était déjà fini est un essai : qu’est-ce à dire ? Ne s’inscrivant pas dans les divers registres des études spécialisées, l’essai, depuis Montaigne, est personnel et développe un point de vue dont il assume la singularité. Le trop négligé Albert Thibaudet écrivait : « C’est avec les Essais de Montaigne que la littérature française prend conscience et assume le rôle d’une littérature d’idées (…) Les idées entrent dans la réalité littéraire moins par leurs forces logiques que par leur humanité, par les vitamines qu’elles tiennent de la chaleur propre et du soleil intérieur d’un individu »[4]. À ce titre, l’essai accorde une certaine liberté aux lecteurs et ne vise pas à imposer une autorité qui se prévaudrait d’une objectivité scientifique. Pendant des décennies, celles de l’âge d’or des dites « sciences sociales », la forme de l’essai avait mauvaise presse : la proclamant dépassée, nos positivistes d’alors la rejetaient comme préscientifique, subjective ou simplement polémique. En bref, stérile.

Mais voilà que les « sciences sociales » ne peuvent plus prétendre à incarner quelque avenir radieux de la raison. Pour reprendre le titre du livre de Helen Pluckrose et James Lindsay, nous vivons « Le triomphe des impostures intellectuelles »[5]. Dans ce cas, au nom de la « justice sociale » comme pure idéologie, tout devient possible, pourvu que les conclusions de la recherche conviennent à l’idéologie en passe de dominer la sociologie, bientôt l’histoire etc.  Il ne s’agit pas, dans ce cas, d’un point de vue subjectif, assumé et argumenté, mais bien d’une subjectivité folle, débridée et sectaire, parfois liée à des formes d’irrationalisme justifiées au nom de l’authenticité individuelle ou collective[6]. La confusion entre la recherche scientifique et la propagande politique devient totale : cette « science militante » – parfois déguisée en « savoirs critiques »[7]– n’est évidemment pas une science. Puisque la raison n’arbitre plus les différends intellectuels, c’est bien évidemment la violence, les menaces, les chasses aux sorcières qui règlent de plus en plus les échanges intellectuels[8]. La vérité d’une théorie est ramenée à l’origine de son émetteur, posture typiquement totalitaire : tout se passe comme si les supposés savants – en tout cas très militants – « déconstructeurs » de l’Occident ne faisaient que rejouer les symptômes de la crise que le monde occidental expérimenta il y a près d’un siècle.

Il est possible de penser que la reine autoproclamée des sciences sociales, la science économique, soit une clé plus assurée de compréhension des enjeux actuels. Après tout, ne vivons-nous pas dans un monde façonné par la dimension économique des choses ? Certains des critiques les plus féroces de notre société de marché, comme Marx, et certains de ses partisans les plus acharnés, comme Hayek, ont développé une interprétation de l’histoire in fine économique. Mais, ni le marxisme ni le libéralisme, dans ses formes anciennes ou nouvelles (les néolibéralismes de droite comme de gauche)[9], ne sont à même de fournir une explication convaincante du mouvement historique.

Ces réductionnismes, en effet, se sont échoués durement sur la réalité, quelque part entre la chute du Mur en 1989 et l’effondrement financier de 2008, en passant par l’invasion de l’Irak en 2003 et l’esquisse d’une démondialisation observable dès les années 2010[10] … D’ailleurs en dépit du caractère indiscutablement cumulatif du travail des économistes, il reste beaucoup à faire pour comprendre comment le système de marché fonctionne et comment, bien souvent, il déraille, en dépit des prétentions à la rationalité souvent prêtée à ce système. Les errements de la politique monétaire menée depuis une décennie le prouvent à l’envi …

Ainsi, en ces temps de crise des savoirs institutionnels, dans les domaines de l’économie, la politique ou la société, en ces temps de crise morale, où intolérance et fanatisme font un improbable retour, où sévissent de nouvelles ligues de vertu de phobophobes[11] en tout genre, où la guerre revient (à la grande surprise des nouveaux Docteur Pangloss) en Europe même, il est légitime de recourir à la figure de l’essai pour retrouver un nouveau souffle de la pensée, pour comprendre qui nous sommes, d’où nous venons, et où nous pourrions aller. La présente contribution de Fabrizio Tribuzio est très stimulante à cet égard.

L’essai, donc, comme viatique pour temps trouble et désorienté.

Voici l’angle d’attaque de l’essayiste : il nous rappelle qu’Homère conte le passage d’Ulysse et de ses compagnons dans le pays des « Mangeurs de lotus » (lotos, en fait), la terre des Lotophages. Alors que le lotos du Père de l’Histoire[12] est probablement la datte consommée par un peuple de Lybie, chose bien prosaïque, le lotos homérique[13] a pour propriété d’abolir la mémoire : « Et, gorgés de lotus, ils en oubliaient le retour »[14]. Oubli de la patrie et, renoncement par conséquent à une obligation essentielle de l’’humain d’alors. C’est pourquoi notre auteur assène que notre réalité a réalisé Homère ! Thèse réductrice, improbable, fantastique, laquelle appartiendrait plutôt au domaine de la littérature de l’imaginaire qu’à la réflexion politique et philosophique. D’autant que l’aventure chez des Lotophages n’occupe pas plus d’une vingtaine de vers dans L’Odyssée[15] ! 

Le thème qui sous-tend, néanmoins, cet épisode est fondamental. N’oublions pas que, peu après, Circé ajouta à du vin « un philtre qui devait leur faire oublier la patrie »[16] et agita sa baguette, transformant ainsi les compagnons d’Ulysse en porcs. Francois Hartog écrit à ce propos : « Ce monde, sans socialité véritable, est immobile, sans passé et sans mémoire (…) le lotos est une fleur d’oubli et la drogue de Circé un pharmakon qui efface les souvenirs de la patrie »[17]. Mais, en réalité, ce monde est immonde, il n’est pas humain. Comment ne pas penser ici à un autre essai publié il y a une vingtaine d’années, mais qu’on a beaucoup trop négligé – Vivre et penser comme des porcs de Gilles Châtelet[18] – car, alors, la mondialisation était encore heureuse, même si l’époque, peu généreuse, offrait comme nouvelle Circé la figure improbable d’Alain Minc, l’un de ces « Tartuffes saltimbanques de l’auto-organisation » moqués par Châtelet. On a les Circé qu’on mérite.

Aristote, largement et justement mobilisé dans cet essai, justifie pleinement l’audace de notre essayiste. Ne cite-t-il pas Homère qui traite dédaigneusement un homme qui serait « Sans famille, sans loi, sans foyer »[19], car l’homme est un animal politique, et la cité (polis) est « antérieure à la famille et à chacun de nous pris individuellement »[20]. Vraiment, n’est plus humain, pour le Grec de l’Antiquité, celui qui perd le souvenir de sa patrie. Ainsi que Fabrizio Tribuzio le soutient, les Lotophages, dans leur frénésie consommatrice, occultent les liens sociaux fondateurs de leur identité individuelle et collective et constituent l’anticipation de notre société pour la consommation. Voici donc la production d’êtres mécaniques, aliénés à leurs désirs matériels, sans mémoire, dédaignant les liens et les obligations de l’humain comme être social ou animal politique[21]. Voici donc le règne des consommateurs mimétiques dans un monde post-politique.

À ce stade du raisonnement, il importe de souligner que les identités évoquées plus haut ne relèvent pas de ce qu’on appelle parfois les « identitarismes », marque habituelle de l’extrême droite et, maintenant, de plus en plus, d’une certaine gauche, notamment via le prisme du racialisme.

D’abord, l’identité d’une personne, ce qui lui est propre, qui relève de son histoire, des interactions passées et présentes avec son environnement, ne peut pas être comprise en dehors, aujourd’hui, d’un capitalisme mondialisé qui produit littéralement ces désirs moteurs de la société de consommation. Sans des formes de massification organisée du désir, il ne serait pas possible de planifier quelque peu la production à un niveau rentable. Certes, le capitalisme contemporain n’est plus celui de Ford ; il exploite les différences inévitables existant entre individus et groupes dans un monde mondialisé, car ces différences sont supports de statuts sociaux. On consomme donc des différences, mais qui ne voit que ce monde est factice et que l’individu y est aliéné[22] d’une façon des plus terrifiantes ?

Ensuite, pour ce qui est du problème délicat de l’identité collective, il convient de souligner que l’identité dont il est question a une dimension politique déterminante. Il ne s’agit pas, pour nous, de négliger les identités confessionnelles, ethniques, locales ou régionales, toutes identités données par le passé dont l’existence est parfaitement légitime et participe heureusement de la diversité du monde, même si ce type d’identité peut être manipulé par des idéologues, des prédicateurs de toutes espèces et des entrepreneurs de basse-politique. Ces identités, d’ailleurs, sont, de nos jours, souvent refaçonnées par la machine du capital et s’insèrent dans un folklore mercantile exploité par les grandes marques. 

Dès l’Antiquité, toutefois, à côté de l’ethnos, existait déjà la réalité du demos, le peuple politique, le peuple comme souverain. Comme a pu l’être le demos athénien. Cette identité politique, qui ne tombait certes pas du ciel et s’articulait avec l’ethnos, pouvait s’incarner dans des cités-États. Maintenant, les identités politiques s’inscrivent dans le cadre des nations, plus précisément des États-nations. La tradition française après 1789 a constitué la nation comme organisation politique du peuple, et avec 1793, il s’est bien agi d’une organisation démocratique du peuple. Cette forme d’identité collective s’articule avec la souveraineté, et c’est bien ce qui est ennuyeux pour les empires où le marché : un groupe n’est souverain que s’il se commande lui-même, que s’il est capable, par conséquent, de déterminer par son action consciente ou spontanée les normes régissant la vie sociale sur un territoire donné.

Évidemment, le capital et ses avatars-Lotophages sont antagonistes par rapport à ces patries conscientes d’elles-mêmes, les nations, car elles imposent des règles et des limites au régime d’illimitation qui est le propre de la société marchande contemporaine. C’est très souvent au nom de la liberté et de la présence de plusieurs cultures au sein d’un ensemble politique que l’on délégitime la nation politique, qui serait comme un écho archaïque d’un monde autoritaire. Il reste à voir, toutefois, si le « jouissez sans entraves » de mai 68 peut construire un monde décent ou simplement vivable …

Pour ce qui est de la question culturelle, il y a d’évidentes confusions orchestrées par les idéologues et les politiciens d’aujourd’hui. La France, par exemple, est un pays qui connaît, et c’est heureux, beaucoup de cultures régionales ou locales, pour peu qu’on retienne ici le sens anthropologique du mot culture, qui renvoyait autrefois aux mœurs, coutumes et habitudes. On comprend qu’une nation est généralement multiculturelle, ce qui ne signifie pas qu’elle soit multiculturaliste, c’est-à-dire travaillée par des processus de sécessions juridiques et politiques au cœur même du peuple, sur la base de communautarismes ethniques ou religieux.

Avec l’histoire, en effet, c’est-à-dire la politique, les conquêtes ou les menaces, ou enfin les volontés collectives, il s’est construit des cultures nationales permettant un espace de communication entre ces différentes cultures, à tel point qu’il faudrait peut-être parler alors de civilisation, comme l’on parle de civilisation britannique, française. C’est pourquoi le drame de l’éducation moderne, c’est son impossibilité d’engendrer une connaissance et une pratique de la langue française, seul moyen de s’approprier son histoire et, aussi, de comprendre et participer à la fabrique de la loi. On néglige ces grands auteurs qui ont pratiqué, enrichi et construit sa langue. On oublie, au nom de la facilité et d’une « ouverture » (mal comprise à dessein) à l’ « autre », les Montaigne, Rousseau, Hugo etc. 

Finalement, au terme de cette effarante entreprise d’effacement et d’instillation pernicieuse de la haine de soi, surgissent des démagogues méprisant le peuple[23], ses façons de vivre et sa langue[24]. Ces politiciens pourvoient le lotos de l’oubli au peuple politique, le transformant en masse apathique. Et la grande machine économique peut fonctionner sans entraves …  On rejoint une conclusion de Jean-Claude Michéa sur l’idée qu’il y a une face gauche et une face droite du capital. En tout cas, à ce stade du capitalisme, la gauche n’est nullement une alternative à la droite : Fabrizio Tribuzio développe d’ailleurs l’idée qu’il n’y a plus d’alternatives mais uniquement des alternances de factions.

Il est possible de faire l’objection – devenue courante – que, puisque les nations sont des « constructions sociales », il convient qu’elles soient « déconstruites ». Or, si l’homme produit socialement des choses pour vivre, il produit aussi de la société pour vivre. Bref, l’homme se détermine de façon simultanée, économiquement et culturellement. C’est pourquoi, en termes de culture et d’histoire, l’artifice n’est pas l’arbitraire. Dire qu’une forme sociale est une simple « construction sociale », pour la rejeter dans la pure contingence, est ainsi faire fi des nécessités auxquelles se confronte tout groupe humain et des choix effectués au cours du temps qui pèsent sur le présent, de façon consciente ou inconsciente.  

C’est que l’histoire est une gigantesque fabrique des peuples. Ce qui sédimente petit à petit dans la culture, moins souvent brutalement, agit de façon centrale sur les individus, car nous sommes des êtres sociaux, des esprits institutionnalisés[25]. Cela n’implique absolument pas, comme le penchant « déconstructionniste » à visée totalitaire le prétend, qu’on peut « faire du passé table rase », sinon à nier ce qui fait notre humanité, nos habitudes, nos mémoires et nos choix les plus profonds, les plus intimes. Si, évidemment, il y a plusieurs réponses culturelles à des défis donnés, tout n’est pas possible. Il n’y a pas que les formes du vivant qui incorporent les logiques du hasard et de la nécessité, sans quoi il n’y aurait pas de science en général, ni de science du social en particulier. L’imprégnation culturelle et les institutions organisent le comportement humain, le rendent prévisible[26], ce qui rend possible la vie en société et les sciences de la société. Décidément, ces constructions n’ont rien de totalement arbitraires, elles sont ce qui rend possible notre vie en tant que vie humaine.

Notre essayiste rejoint donc Simone Weil sur L’enracinement comme élément essentiel de la condition humaine. Faut-il rappeler que le sous-titre de ce grand livre est : Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain[27]. Définir l’homme par des obligations et non par des droits[28], ses créances que chacun estime devoir exercer sur la société pour satisfaire ses pulsions hédonistes, voilà qui semble bien étrange à certains contemporains … ah, ces contemporains sont bien des Lotophages accomplis, ne comprenant plus le droit au passé, voire à la nostalgie[29] ou la nécessité de la mémoire. Ce ne sont plus que des rouages de la machine lotocratique. Il ne s’agit pas ici d’entrer plus avant dans les intuitions et la mécanique intellectuelle de l’ouvrage : remarquons seulement que si certains critiques de la modernité sont animés par une telle frustration face à notre monde désenchanté et aliénant, Le futur était déjà fini se caractérise par une mobilisation d’arguments efficaces venus de l’histoire de la pensée juridique, de l’histoire des idées politiques, notamment italienne, ainsi qu’une expérience de l’action politique.

À cette originalité, il faut souligner la sincérité de l’auteur, chose assez rare pour être mise en lumière dans ce domaine : il ne s’extrait pas du champ d’opium dans lequel nous sommes tous enchaînés et reconnaît être un Lotophage. Mais il combat cette imprégnation propre à l’esprit du temps. La conclusion sur la figure japonaise du Ronin est éclatante. De nos jours, le Ronin ne serait pas un Rebelle sans cause : c’est un rebelle errant, marginalisé, qui défend une cause mais qui constate qu’il n’y a plus d’hommes ou de groupe d’hommes faisant des organisations véritables à même d’incarner cette cause et la rendre effective. Il ne semble plus possible, en effet, de redonner pour l’heure vie à cette société désolée, peuplés d’individus isolés ou calfeutrés dans des tribus identitaires[30], nourries (entre autres …) par Netflix, les grandes marques de cosmétiques ou d’habillement et les GAFAM, individus ne cessant de s’abandonner (ou abandonnés) à la chimère de la mondialisation, simplement reliés par les impératifs de l’échange intéressé ou du faire valoir de leur narcissisme. Contre ce mouvement atroce du monde de la marchandise, il existe bien évidemment des contre-mouvements[31] individuels ou collectifs. 

Que peuvent, néanmoins, ces contre-mouvements quand est élu, en France, un président de la République assimilant sa nation à une entreprise et affirmant au début de son premier quinquennat[32] : « Une gare, c’est un lieu où on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien ». Que, par surcroît, le personnage fût élu au nom de l’antifascisme en dit long sur la lassitude du signifiant, mais cela n’aurait pas beaucoup étonné Pier Paolo Pasolini, référence cardinale de notre essayiste ! Oui, la réalité sociale et politique est somme toute assez sordide et ne fait que trahir, un peu plus chaque jour, les promesses de la modernité comme la Renaissance venue d’Italie les avait esquissées.

Néanmoins, rien n’est écrit.

La mécanique de croissance dans un monde fini – paradigme même des Lotophages – est tout simplement condamnée à terme. D’une façon plus générale, la déstabilisation des sociétés provoquée par cet empire des flux qu’est le capitalisme mondialisé en est venue à un niveau où se pose la question de la limite. Les limites dictées par les contraintes sociales ou écologiques vont commencer à s’imposer à nous. Il n’y a pas d’autre alternative, dans ces conditions, qu’un renouveau du socialisme, libéré définitivement des formes anciennes et modernes du totalitarisme[33]. Ceci signifie la reconnaissance de la réalité de la société et le retour au premier plan de la question de la libre coopération des individus et des nations[34]. Ce socialisme n’implique nullement la liquidation de la concurrence comme mode de coordination, pour ce qui est de la chose économique, mais incite à à repenser l’articulation entre coopération et concurrence à tous les niveaux d’interaction sociale[35].

Le futur est donc déjà fini, mais le socialisme est peut-être à venir[36]

[1] Économiste. Dernières contributions : avec Frédéric Farah, « Dettes, monnaies et sociétés (sur la défense de la richesse, partie 1) » et « L’ordre de la dette : les exemples grec et libanais (sur la défense de la richesse, partie 2 »), dans Stavroula Kefallonitis dir., Dette et Politique, Presses Universitaire de France Comté, 2022. Les liens indiqués « en ligne » dans ce texte sont aisément consultables via un navigateur de recherche, parfois plus directement YouTube. NDE : la présente préface a été reproduite dans la revue Socialisme pour les Temps Nouveaux, voir URL https://www.socialisme.net, un extrait étant présent sur le site de l’éditeur, voir URL
https://fr.calameo.com/read/0065767976b61b5eedc2f
[2] George Orwell, « Le lion et la licorne – socialisme et génie anglais » (1941), pp. 198-283, in Dans le ventre de la baleine et autre essais (1931-1943), Ivréa, 2005, pp. 274-275
[3] Ce texte est la préface de l’ouvrage de Fabrizio Tribuzio-Bugatti, Le futur était déjà fini – essai sur la Lotocratie, Paris, L’esprit du temps, 2022. Je remercie Faouzia Gariel-Menouni, Dominique Lanza, Véronique Taquin, Gaël Gratet et Jacques Jedwab de leur lecture vigilante et de leur commentaire. Je reste seul responsable des erreurs ou omissions que comporte encore ce texte.
[4] Albert Thibaudet, « Préface – Place des « Essais » », pp. 8-11 à Michel de Montaigne, Essais, Livre Second, édition présentée, établie et annotée par Pierre Michel, Gallimard 1987, p. 8.
[5] Voir Helen Pluckrose, James Lindsay, Le triomphe des imposture intellectuelles – comment les théories sur l’identité et le genre et la race gangrènent l’université et nuisent à la société, préface par Alan Sokal, H&O éditions, 2021. Il me semble que ce livre récent sur la meilleure synthèse à ce jour disponible des impasses du postmodernisme dans les sciences humaines et sociales, comme il a évolué depuis quelques décennies. Un symptôme de cette impasse est l’existence de texte-pastiches pris pour des contributions sérieuses : la journaliste et essayiste Helen Pluckrose a été rendue célèbre par le piège qu’elle a tendu à nos nouveaux « savants ». L’article de L’Express fait le point sur le ridicule et qui aurait dû couvrir de honte la nouvelle orthodoxie : Helen Pluckrose : « Non, s’opposer au mouvement woke ne fait pas de vous un réactionnaire »,11/03/2021. On a parlé d’affaire « Sokal au carré » en référence à la première affaire du genre qui a éclaté en 1996. Le fait que les textes absurdes ne cessent d’être pris au sérieux depuis plusieurs décennies indique bien, contrairement à ce qu’on a bien voulu faire croire, que les canulars de Pluckrose et ses amis n’étaient pas quelque chose d’isolé. Cf. Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997.

[6] On trouvera une explication convaincante de la genèse de ce nouveau totalitarisme dans Jean-Claude Michéa, « Orwell, la gauche et la double pensée, pp. 181-325, dans Jean-Claude Michéa, Orwell, Anarchiste tory, Climats, 2020. Sans entrer dans le détail de la démonstration, il est quand même essentiel de prendre acte de la gravité de l’état de la politique et du travail intellectuel en Occident. L’auteur écrit : « il est devenu impossible d’ignorer, aujourd’hui, que c’est bien cette nouvelle « extrême gauche » qui a joué le rôle moteur (sous l’œil bienveillant et protecteur, il est vrai, de l’État libéral et de sa toute puissante magistrature) dans l’installation graduelle de ce climat glauque et liberticide – ce « monde de la haine et des slogans », fondée sur l’intolérance, l’intimidation verbale et/ou physique, la censure, la délation et la menace permanente du recours aux tribunaux (…) qui caractérise à présent la vie intellectuelle des sociétés libérales », p. 249 (nous soulignons). Voir aussi sur le rôle d’un Michel Foucault comme liquidateur de toutes les traditions socialistes, page 255.

[7] D’ailleurs, un savoir qui ne serait pas critique est-il encore à savoir ? À moins de penser qu’on a le monopole de la faculté critique… Il y a beaucoup de prétention dans ce genre d’affirmation en vogue chez certains clercs du temps présent.

[8] André Perrin, Scènes de la vie intellectuelle en France. L’intimidation contre le débat, Préface de Jean-Claude Michéa, Éditions de l’Artilleur, 2016.

[9] Toutefois, on peut tirer de l’œuvre de Marx tout autre chose qu’une tendance au déterminisme économique, tant cette œuvre est complexe, variée et changeante avec le temps. Voir Jérôme Maucourant, « Polanyi, lecteur de Marx »     Actuel Marx 2000/1 (n° 27), pp. 133-151.

[10] Jacques Sapir, La démondialisation, nouvelle édition, Points, 2021.

[11] Somptueux néologisme que l’on doit à Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal – essai sur la civilisation libérale, Flammarion, 2007, p. 184.

[12] Hérodote, L.IX, 177, L’enquête, livre 1 à 4, édition de Andrée Barguet, Gallimard, 1985, p. 439 et n. 164, p. 546.

[13] Philippe Jaccottet précise : « Le mot « lotos », en grec, désigne toutes sortes de plantes : il est absurde de vouloir à tout prix leur apporter une plante réelle ». Voir Homère, L’Odyssée, traduction, note et postface de Philippe Jaccottet, suivi de Des lieux et les hommes par François Hartog, n1. p. 157.

[14] Ibid., Chant IX, 97, p. 158.

[15] Chant IX, 84-104, pp. 157-158.

[16] Chant X 230-240, p. 182.

[17] François Hartog, op. cit., p. 463.

[18] Sous-titre : de l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties-marché, Gallimard, 2011.

[19] Aristote, La Politique, I, 2, 1253, Introduction, note et index par Jean tricot, Vrin, 1987, p. 28.

[20] Ibid., p. 30.

[21] Ce mouvement interne aux civilisations n’est pas le propre de l’Europe. Faouzia Gariel-Menouni me rappelle ici ce qu’écrivait à la fin du XIVe siècle de notre ère le grand Ibn Khaldoûn :  le déclin des empires trouve son origine dans les petits plaisirs de la vie auxquels s’adonnaient les sédentaires, toute chose rendue possible par la conquête des villes faite par leur ancêtres et l’immersion dans l’économie complexe que procure la division du travail. Leur asabiyya (esprit de corps) s’émousse avec l’individualisation de la société, laquelle ne tarde pas à être anéantie par les nomades des franges de l’empire et qui ont conservé leur « solidarité mécanique », pourrions-nous dire avec Durkheim. Cf. Ibn Khaldoûn, Discours sur l’histoire universelle – Al Muqadima, traduit de l’arabe, présenté et annoté par Vincent Monteil, Arles, Actes Sud, 1997, pp. 258-263. On conseillera d’ailleurs à Actes Sud de ne pas soumettre une réédition de ce texte à quelconque sensitivity reader… Car il ne serait pas réédité ! Ou, s’il l’est, on se méfiera des autodafés si nombreux à notre époque libérale …

[22] La critique de l’aliénation est devenue difficile à une époque libérale. User, en effet, comme le faisait Veblen il y a un siècle, des notions d’ostentation et d’émulation signifie pour beaucoup d’universitaires contemporains, une sorte de mépris des dominants par rapport aux couches inférieures de la société de consommation ? La sociologue Juliet Schor rappelle ainsi fort à propos que l’on peut être très bavard à l’université sur la consommation comme reproductrice des positions dominantes en termes de race et de sexe (ou encore genre) mais bien silencieux sur la dimension de classe de celle-là. Pour plus de développements : Juliet Schor, « In Defense of Consumer Critique: Revisiting the Consumption Debates of the Twentieth Century », The Annals of the American Academy of Political and Social Science, 616, mai, 2007, pp. 16-30. Voir aussi cette contribution sur la critique de la consommation à partir des approches de Thorstein B. Veblen et James K. Galbraith : Jérôme Maucourant, « Transformer la valeur (sociale) en prix (de marché) : sur la résistance du social », pp. 351-368 dans Massimo Vallerani, ed., Valore delle cose e valore delle persone : dall’Antichità all’Età moderna, Viella, , 2019 [en ligne].

[23] Dans une interview donnée à Hem Rabat – Hit Radio, ce chef de la gauche déclare en 2013 : « Je ne peux pas survivre quand il n’y a que des blonds aux yeux bleus. C’est au-delà de mes forces » (en ligne) ; il s’en suit une dissertation sur les « Normands alcooliques », sur la France des campagnes des années 1960 « extraordinairement arriérée par rapport au Maroc » et tutti quanti … Imagine-t-on un Georges Marchais ou un Jean Poperen parler ainsi de leur peuple ? Une telle « essentialisation », aurait dû être qualifiée vite et justement de raciste, mais il semble que la position politique de l’émetteur de ces propos l’exempte de cette évidente et nécessaire condamnation. Singulière panique, notons-le, qui saisit ce politicien « de gauche » à l’évocation d’une population au phénotype homogène, et c’est pourquoi il ne lui est pas conseillé d’aller dans la montagne libanaise ou au cœur de la Syrie … finalement, nous sommes bien dans la racialisation de la politique, c’est bien la peau comme marque de la « race » qui compte pour cette gauche.  En dépit du fait que la « racisation » est un phénomène social, on en revient toujours au biologique, à la fin. Il n’y a donc rien de commun, dans ces points essentiels, entre ce que signifiait autrefois communisme ou socialisme et ce que signifie maintenant la « gauche ».

[24] C’est ce que fait encore Jean-Luc Mélenchon, dans un moment de rare confusion, qui concerne ici le créole. Voici la déclaration extravagante « Allez dans n’importe quelle rue de Paris ou d’ailleurs et vous verrez partout des pancartes en anglais. La créolisation est en train d’avoir lieu ». Évidemment ce genre de propos n’aurait pas été possible avec Jean Jaurès, ou Maurice Thorez … on imagine simplement que les dirigeants d’Amazon doivent en rire fort …  Voir le tweet de son compte en date du 3 janvier 2022.

[25] Un des fondateurs de l’institutionnalisme en économie et inspirateur du New Deal, écrit ceci : «  l’individu dont nous traitons est l’Esprit Institutionnalisé (…) Ils (les individus) se rencontrent (…) non comme des « globules de désir » (…) mais préparés plus ou moins par l’habitude, incités par la pression de la coutume, afin de s’engager dans ces transactions hautement artificielles créées par la volonté collective humaine (…) ils sont citoyens (sic) d’une institution qui vécut longtemps avant eux et vivra après », notre traduction de John R. Commons, Institutional Economics – Its place in Politcal Econonmy, with a new introduction by Malcolm Rutherford, Transaction Publishers, New Brunswick, New Jersey, 1989, pp. 73-74).

[26] Ibid.

[27] Simone Weil, L’enracinement, Flammarion, 2014 : « L’honneur est un besoin vital de l’âme humaine (…) Ce besoin pleinement satisfait si chacune des collectivités dont un être humain est membre lui offre une part d’une tradition de grandeur enfermée dans son passé et publiquement reconnue au dehors » (p. 93). On laissera aux lecteurs le soin de déterminer si ces considérations sur l’honneur, la grandeur et la tradition font de Simone Veil une femme de « droite » ou de « gauche » …

[28] Quant à la tolérance contemporaine relativement à beaucoup de formes de délinquance, voilà ce qu’écrit peu après la philosophe : « Par le crime un homme se met lui-même hors du réseau d’obligations éternelles qui lie chaque être humain à tous les autres » (p. 95). On comprend, dans ces conditions, que la conception atomistique et hédoniste du monde, partagée parfois à « droite » comme à « gauche », soit aussi tolérante avec l’intolérable. Car, dans cette vision du monde, l’homme nouveau ne se définit plus par ses obligations, mais parfois même plutôt par ce genre de transgressions qui épate le bourgeois, comme le montrent certaines réactions énamourées devant les rodéos urbains (Il faut lire ainsi les propos de la réalisatrice Lola Quivoron regrettant que cette « pratique soit « mal comprise » et « criminalisée à mort » », (Allociné, Cannes 2022, « Pourquoi ce film sur le rodéo urbain fait polémique ? 25 mai 2022, en ligne). Difficile de ne pas penser à la phrase polémique de Jean-Claude Michéa relativement à la délinquance : « Naturellement, dans la mesure où cette pratique est assez peu appréciée des classes populaires, sous le prétexte égoïste qu’elles en sont les premières victimes, il est indispensable d’en améliorer l’image, en mettant en place toute une industrie de l’excuse, voire de la légitimation politique. C’est le travail habituellement confié aux rappeurs, aux cinéastes « citoyens » et aux idiots utiles de la sociologie d’État ». Voir Jean-Claude Michéa, L’Empire du moindre mal : Essai sur la civilisation libérale, 2007, p. 113

[29] Comme l’écrit un des premiers lecteurs de ce texte : « « oublier le retour » c’est, étymologiquement, être privé de nostalgie (nostos algos, c’est la douleur du retour). La condamnation de la nostalgie est l’une des ruses du totalitarisme contemporain ».

[30] Le tribalisme identitaire n’est plus confiné aux dites « sciences humaines et sociales », il concerne les sciences en général. On peut lire à la fin d’une contribution la précision suivante : « Inclusion and Diversity: One or more of the authors of this paper self- identifies as an underrepresented ethnic minority in science. One or more of the authors of this paper self-identifies as a member of the LGBTQ+ community. One or more of the authors of this paper received support from a program designed to increase minority representation in science ». Une nouvelle religion est en train de naître, sous nos yeux, avec ses adeptes son culte et ses fanatiques ; on peut rire de cette époque qui pense avoir liquidé le sacré au nom de la science, mais qui produit en série des formes extravagantes de pratiques religieuses sans âme. Voir Tarazi, Shadi et al., « Post-Gastrulation Synthetic Embryos Generated Ex Utero from Mouse Naïve ESCs », Cell, 1/08/2022, URL

https://www.cell.com/cell/fulltext/S0092-8674(22)00981-3#relatedArticles

[31] La « réalité de la société » le « contre-mouvement » sont des concepts importants du livre de Karl Polanyi, La Grande Transformation, Paris, Gallimard, 1983.

[32] Le FigaroLe Scan Politique, « Emmanuel Macron évoque les « gens qui ne sont rien » et suscite les critiques », 02/07/2017, en ligne.

[33] C’est ici qu’il faut rappeler que la démocratie politique est une condition nécessaire du socialisme envisagé dans ces lignes, celui-là signifiant une extension de la démocratie à l’économie, comme le voulait, par exemple, Jaurès. En ce XXIe siècle où se repose la question de la vitalité de la démocratie et de son existence même, il est ainsi nécessaire de rappeler cet autre propos d’Orwell, socialiste convaincu (faut-il le rappeler ?) … : « Au cours des 20 dernières années, le point de vue négatif, la mentalité de fainéant qui a été de mise dans la gauche anglaise, les ricanements des intellectuels devant le patriotisme et le courage physique, l’effort obstiné pour saper le moral des Anglais et répandre une attitude de je-m’en-foutisme hédoniste, tout cela n’a fait que du mal. Cela aurait été déjà nuisible si nous avions effectivement vécu dans l’univers mollasson de la Société des Nations qu’imaginaient ces gens-là. Mais au temps des führers et des bombardiers, c’était catastrophique » Cf. George Orwell, op.cit.

[34] On peut se référer à une contribution de Denis Collin parue dans la nouvelle revue Socialisme pour les temps nouveaux, « En finir avec la nation ? », 2, 1, 2022, pp. 59-85.

[36] C’est pourquoi le renouveau du socialisme implique une réflexion est une pratique du « juste prix » comme élément décisif de l’intégration socio-économique (voir Véronique Chankowski Clément Lenoble Jérôme Maucourant, Les Infortunes du Juste Prix. Marchés, Justice Sociale et Bien Commun – de L’Antiquité à nos jours, préface de Paul Jorion, Le Bord de l’Eau, 2020). Par ailleurs, les formes de planification souhaitables dans l’avenir seront essentiellement différentes des méthodes centralisatrices et autoritaires, qui n’étaient que des rouages du pouvoir totalitaire.

[36] Tony Andréani, Le socialisme est (a)venir, deux tomes, Syllepse, 2004.

1 Commentaire

  1. Jean-Yves Gillon

    Voilà bien une introduction qui donne envie de lire l’ouvrage!

    L’interprétation du mythe homérique paraît convaincante dès qu’on prend Homère au pied de la lettrE.
    qu’est-ce que cela peut Bien signifier, oublier le chemin du retour à la communauté humaine, à la communauté sociale et politique ?
    Qu’est ce que cela peut bien vouloir dire, céder aux enchantements et vivre dans les délices de l’état Porcin en renonçant à l’état humain, si peu satisfaisant?
    Il serait stimulant de continuer dans cette voie. Pourquoi est-ce Hermès plutôt qu’un autre dieu qui enseigne à Ulysse à échapper aux enchantements de Circé? Etc…

    Réponse

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *