Habitation contre Amélioration (Habitation versus Improvement)

Nom : ABDELKADER

Prénom : Nadjib

 

Dans son œuvre maitresse, La Grande Transformation, le penseur hongrois Karl Polanyi présente un clivage négligé par la plupart des intellectuels : l’Habitation contre l’Amélioration. Pourtant ce clivage structure l’histoire du monde moderne depuis maintenant plusieurs siècles. A partir d’une perspective historique, nous vous proposons d’étudier les problématiques que porte ce clivage et les conceptions qui s’opposent et voir en quoi en ces temps de crises (écologiques, politiques, économiques, sociales etc.) restent d’actualité.

Mots clés : Habitation ; Amélioration ; coutume ; progrès ; technique ;

 

In his masterpiece, The Great Transformation, the Hungarian thinker Karl Polanyi presents a divide neglect by most intellectuals: Habitation versus Improvement. However this divide has structured the history of the modern world for several centuries now. From a historical perspective, we suggest that to study the issues raised by this divide and the opposing conceptions and see how in these times of crisis (ecological, political, economic, social, etc.) are still relevant today.

Keywords: Habitation ; Improvement ; custom; progress; technical;

 

 

Après avoir expliqué dans la courte première partie de la Grande Transformation l’architecture et l’effondrement de ce qu’il a appelé « la civilisation du XIXe siècle », Karl Polanyi revient aux origines de celle-ci durant la seconde partie « Grandeur et décadence de l’économie de marché ». La démarche de Polanyi est originale à plus d’un titre. D’abord, il parle de civilisation du XIXe siècle et non de civilisation occidentale ou européenne. Par-là, il marque une forme de rupture entre la civilisation issue de l’occident médiéval et de la période dite Renaissance, et la civilisation issue de la révolution industrielle. Surtout, il marque le phénomène industriel non pas comme une simple question économique, de production et d’échange, mais propose une vision plus large touchant l’ensemble des aspects de la vie des hommes, social, culturel, psychologique et politique. Pour le penseur hongrois, cette civilisation se distingue de toutes les autres ayant existé par le fait qu’elle enferme la société et la vie en société et son environnement dans une vaste machinerie qui aurait pour cœur le marché autorégulateur. Ce faisant, la société est transformée par l’action politique et la puissance étatique en système autorégulateur de marché. A ses yeux un tel système qu’il juge irrationnel ne peut que détruire la société, les individus et l’environnement, ce qui arriva entre la crise de 1929 et la seconde guerre mondiale à travers la montée des totalitarismes fascistes et plus particulièrement ce qu’il appelait « le fascisme allemand ». De là, il ne présente pas le nazisme comme une sombre aberration de l’histoire ou la simple expression d’une noirceur humaine, mais le situe dans la continuité historique de l’effondrement d’une très singulière civilisation.

A la fin de cette présentation, il annonce qu’il va chercher dans les origines de cette civilisation les raisons de son effondrement et la catastrophe nazie ; « pour comprendre le fascisme allemand, nous devons revenir à l’Angleterre de Ricardo[1] ». Par cette démarche, Polanyi explique qu’à ses yeux, la chute de cette civilisation prenant le visage du national socialiste n’est en rien une rupture avec le libéralisme, mais la fin logique d’un système qui vise à l’instauration d’une société utopique : la société de marché ou le système autorégulateur de marché (Self Regulating System). Clairement, il affirme que la raison profonde de l’effondrement de cette utopie se trouve dans ses racines intellectuelles et son projet d’ingénierie sociale et culturelle. Le libéralisme et la modernité qui en découlent, ne sont donc pas réductibles à la simple instauration d’un système productif et d’échange via des réformes, mais une authentique et radicale révolution anthropologique. Polanyi décrit un phénomène social total !

Il est cependant important de bien distinguer la notion de totalitarisme et de phénomène social total. Si le nazisme est un totalitarisme, c’est parce qu’il avait la prétention de transformer les hommes au plus profond d’eux même pour en bâtir un nouveau. C’est-à-dire que dès l’origine, les théoriciens du nazisme étaient animés par cette ambition totalitaire. C’est une idéologie révolutionnaire dans le sens où elle prend acte qu’un cycle historique jugé décadent ou obscur se termine, et cherche consciemment à en d un nouveau. Polanyi pointe le théoricien, Othmar Spann comme père spirituel du fascisme : « Le constat fréquent selon lequel le fascisme n’a pas de lui-même, sécrété de système philosophique complet ne rend pas justice au professeur Othmar Spann de Vienne[2]. » A ses yeux, l’intérêt de ce penseur est qu’il bâtit sa théorie sur ce qu’ont en commun les différents fascismes : son anti-individualisme. Pour Spann, les sociétés en ruine de l’après-guerre en 1919 devaient choisir entre l’option individualiste et universaliste. L’individualisme est vu comme un danger pour la société et son universalisme. Il situe l’option individualiste chez Marx et dans le Bolchevisme qui finirait par s’imposer par la démocratie. Pour Spann, l’universalisme n’est pas le concept chrétien, mais l’opposé philosophique de l’individualisme. Le fascisme vise précisément l’individualisme athée, mais pour Polanyi, l’origine philosophique de l’individualisme en occident se trouve dans le christianisme, décrivant la société comme une communauté de personnes. Le fascisme est donc une philosophie qui nie la société en tant que relation entre personnes douées de conscience[3].

C’est ainsi que malgré la négation de l’individu et de sa conscience, pour faire société, le fascisme prend appui sur le vitalisme et le totalitarisme. Polanyi définit le vitalisme comme un « stade animal d’une conscience à la fois plus énigmatique et plus matérielle » et le totalitarisme « implique une conscience vide, plus vague et plus imprécise ». Alors que chez Marx la réalité de la société ce sont les relations humaines, chez Spann c’est l’aliénation des hommes qui en est la réalité, au-delà de l’Etat, le droit ou la famille. C’est aussi la vie privée et l’économie qui sont objectivées. Un état d’aliénation qu’il trouve pleinement justifié, même si cette aliénation est niée. Aussi, pour le théoricien du fascisme, « le capitalisme n’a pas seulement raison, il est aussi éternel ». Mais en contradiction avec Hegel, il nie l’Etat car aux yeux du philosophe allemand du XIXe siècle, l’Etat peut être libre, alors que Spann nie jusqu’à la possibilité même de liberté ! C’est là qu’intervient le totalitarisme :

« Car même un Etat-esclavagiste est un Etat, et peut donc accéder à la liberté. Mais une société composées d’esclaves qui a été tellement bien organisée qu’elle pourrait se maintenir sans le pouvoir coercitif de l’Etat ne pourrait jamais devenir une société libre ; il lui manquerait le dispositif même de son auto-émancipation[4] »

Là où le totalitarisme est clairement théorisé et mis en place sur un temps court (le fascisme ou le communisme se mettent en place sur une décennie), le phénomène social total se construit petit à petit sur un temps plus long. Le don accompagne l’humanité depuis des temps immémoriaux et la société de marché depuis un peu moins de deux siècles. C’est d’ailleurs grâce aux parenthèses conservatrices imposées par la monarchie anglaise que la société de marché pût naitre et s’imposer à terme. En effet, certaines mesures conservatrices des Tudor ont permis d’absorber les chocs des mesures à portées révolutionnaires prises par cette même monarchie[5]. Il est important de comprendre que cette mise en place n’en fait en rien un sens de l’histoire ou une expression enfin libérée de la nature humaine ! Face à l’hostilité, elle a réclamé des interventions politiques dures, des bouleversements paradigmatiques et des transformations sociales radicales. C’est un mouvement historique, avec ses théoriciens qui ont fait école et leurs idées ont rencontré l’évolution des sociétés, permettant à leurs nouvelles morales de devenir des forces politiques et culturelles et ainsi de lancer des réactions en chaîne, empruntant des trajectoires historiques nous menant là où nous nous trouvons en 2022.

Cette trajectoire historique que les historiens appellent « modernité » trouve tout son sens dans cette contradiction mise en avant dans La Grande Transformation entre l’Habitation et l’Amélioration. Aux yeux de Polanyi, cette contradiction est le point fondamental de l’histoire européenne, puis du fait de l’impérialisme et du colonialisme est devenu un problème universel, sur les quatre derniers siècles. Il tire cette expression d’un document officiel à l’usage des lords du royaume d’Angleterre datant de 1607, « Consideration of the cause in question Before the Lords Touching Depopulation » :

« L’homme pauvre sera satisfait dans son but : l’Habitation ; le gentilhomme ne sera pas entravé dans son désir : l’Amélioration.[6] »

Polanyi précise l’esprit de cette disposition : l’Habitation désigne l’environnement social et naturel dans lequel vivent les hommes. L’Amélioration désigne un progrès, qui se trouve être purement économique, c’est-à-dire l’augmentation des capacités de productions et d’échanges. Il met ensuite en lumière l’essence de cette contradiction entre les deux principes ; « améliorer au prix du bouleversement social ». A la suite de ce chapitre, il désigne clairement l’Amélioration par le terme « progrès ».

Si dans La Grande Transformation puis dans son article, « La mentalité de marché est obsolète », Polanyi affiche un certain optimisme sur ce que sera le monde d’après, ses textes des années 1950 à sa mort en 1964 seront plus inquiets sur le devenir de la société moderne en occident. Le système autorégulateur de marché alors en phase de reconstruction par la main visible des Etats providence se reforme alors et l’on assiste à un développement tentaculaire et aliénant des techniques et du machinisme. Aussi, l’opposition entre Amélioration et l’Habitation reprend sous une version renouvelée, par la déclaration du président Harry Truman, lisant son discours d’investiture du 20 janvier 1949. Dans ce texte, était lancé à la face du monde un nouveau concept : le développement qui allait devenir la base des politiques et théories des gouvernements, mouvements politiques et universitaires du monde entier, transcendant les clivages politiques et idéologiques. Plus qu’une situation économique, ce terme allait décrire un état social, culturel etc.[7]. A partir de là, nous pouvons tenter de voir et penser la construction d’un système autorégulateur de marché non pas simplement comme un système économique mais comme une révolution intégrale !

Il conviendrait alors de lire La Grande Transformation, mais plus encore l’ensemble de l’œuvre de Karl Polanyi non pas comme cantonnée dans les sections « économie » des bibliothèques, mais comme une œuvre pluridisciplinaire, touchant aussi bien l’histoire, la philosophie politique, l’économie, l’ethnologie, la sociologie etc.. Autre particularité, il pense les réactions en chaine et trajectoires historiques sur plusieurs siècles, jusqu’à nos jours. Nous allons donc tenter de mettre en lumière la réaction en chaine lancée par cette opposition entre Habitation et Amélioration à partir d’une perspective historique. Nous verrons dans un premier temps l’histoire de cette nouveauté qu’est l’Amélioration, puis dans un second temps le contexte et le sens de ce clivage, puis son paradigme. Après cela nous <de mettre en lumière une pensée de l’Habitation, pour enfin voir en quoi ce clivage ou cette contradiction est toujours d’actualité dans le monde du XXIe siècle.

 

L’Amélioration : une gestation sur plusieurs siècles

C’est autour du XIIe siècle que se produit dans l’occident médiéval l’entame d’une longue révolution touchant aussi bien la pensée que le social, le politique et l’économique. La civilisation féodale s’est bâtie sur un ordre principalement rural, institué autour de la seigneurie puis les relations de suzeraineté et vassalité et une production principalement agricole. Néanmoins, à partir du Xe-XIe siècles, cet ordre entrait dans une période de déclin ; au même moment les institutions de la ville et son économie artisanale et commerciale entamaient une période d’essor important. C’est une longue transformation de la civilisation qui commence depuis la péninsule italienne. Les penseurs et les moines, s’ils ne sont pas aux origines de ces changements, pas plus qu’ils n’en sont les guides, les accompagnent néanmoins. Dans ses Sommes Théologiques (1266-1273), Thomas d’Aquin pose les germes d’un changement dans la weltanschauung de la chrétienté. Ses idées touchent aussi bien l’espace que le temps et la vie sociale. Avant le XIIe siècle, dans la continuité de l’héritage préchrétien, le monde était considéré comme enchanté, vivant et en lui-même source de vie[8]. Mais sous l’influence du théologien italien, la vision du cosmos se transforme. Celui-ci développe une vision du monde où celui-ci se trouve directement ou indirectement sous le gouvernement de Dieu[9]. Plus encore, il élabore une vision du cosmos comme mécanique, où les astres bougent sous le contrôle divin[10].

Un autre point important sur lequel le penseur italien apporte un bouleversement concerne l’économie. Pour lui, le commerce était certes honteux, mais néanmoins nécessaire. Jusqu’alors, l’usure était déconsidérée et interdite aux Chrétiens, mais elle était autorisée aux Juifs (considérés comme des infidèles)[11]. St Thomas d’Aquin ne libère pas l’usure de son immoralité, mais il justifie l’échange marchand à la condition que celle-ci soit juste, c’est-à-dire que la marchandise soit vendue et acheté au juste prix ! Si l’un des deux contractants se sent lésé, l’échange devient immoral et le bénéficiaire doit rendre son dû à l’autre partie. Il s’agit aussi d’échanger de la vraie matière et de l’utilité et non du falsifié ou de l’inutile. Mais là où il plante les germes de la révolution moderne, c’est lorsque, s’éloignant de la pensée d’Aristote, il justifie la chrématistique à la condition que celle-ci ait une utilité publique :

« Cependant si le gain, qui est la fin du commerce, n’implique de soi aucun élément honnête ou nécessaire, il n’implique pas non plus quelque chose de mauvais ou de contraire à la vertu. Rien n’empêche donc de l’ordonner à une fin nécessaire, ou même honnête. Dès lors le négoce deviendra licite. C’est ce qui a lieu quand un homme se propose d’employer le gain modéré qu’il demande au négoce, à soutenir sa famille ou à secourir les indigents, ou encore quand il s’adonne au négoce pour l’utilité sociale, afin que sa patrie ne manque pas du nécessaire, et quand il recherche le gain, non comme une fin mais comme salaire de son effort[12]. »

Aussi, il justifie la montée du prix d’une marchandise par les frais que l’acquisition, la transformation et le coût du transport aurait coûté. Mais au-delà, il tient compte des fluctuations des prix ;

« si l’on achète un objet sans intention de le revendre, mais pour le conserver et que, par la suite, pour une cause ou pour une autre, on veuille s’en défaire, ce n’est pas du commerce, quoi qu’on le vende plus cher. Cela peut être licite, soit que l’on ait amélioré cet objet, soit que les prix aient varié selon l’époque ou le lieu, soit en raison des risques auxquels on s’expose en transportant ou en faisant transporter cet objet d’un lieu dans un autre. En ce cas, ni l’achat ni la vente n’est injuste[13]. »

St Thomas d’Aquin ne libère pas les activités commerciales, mais par un jeu de conditions sociales et morales, fissure l’édifice moral les condamnant. Sans faire de lui un moderne et un révolutionnaire, son influence fut conséquente quant à l’évolution du dogme. Le Thomisme a accompagné l’évolution morale, économique et politique de la société du bas moyen-âge.

En parallèle des idées de St Thomas d’Aquin, annonçant un cosmos mécanique et régulier, une autre révolution paradigmatique eut lieu depuis les monastères. Pour Lewis Mumford, une des inventions majeures de cette ère est l’horloge à eau animant un mécanisme. Mise au point chez les Bénédictins, cette invention portait une conception mécanique et régulière du temps, parfaitement adaptée à la vie réglée des monastères, alors qu’à l’extérieur, dans le cadre d’une civilisation principalement rurale, la conception du temps est restée liée aux manifestations de la nature (les saisons, la météo, les cycles des animaux, le mouvement des astres, la durée du jour etc.). Aux yeux de l’historien des techniques, une invention n’est pas juste l’apparition d’une technique, mais aussi une réinvention de l’existence des hommes. Ainsi, « La pendule ne marque pas simplement les heures, elle synchronise les actions humaines[14] ». A l’extérieur du monastère, le temps restait sous le contrôle de l’Eglise, qui à l’instar du Fils du Ciel en Chine, faisait le calendrier et les rites qui rythmaient la société. C’est à partir de la fin du XIIIe siècle et surtout le XIVe siècle que dans les cités, la conception moderne du temps, mécanique et indépendante du pouvoir politique se substitue à l’ancienne. Les cités s’émancipant des pouvoirs féodaux érigent leurs propres horloges en leur centre[15].

Avec cette transformation du temps, se transforme l’activité productive et commerciale. Le temps devient un facteur de production, régulier et calibré par l’horloge mécanique, au moment même où se développent des techniques de productions mécaniques comme le moulin ou les fabriques. D’autres inventions permettent également un accroissement des terres cultivées et un gain de temps de production[16]. La force du vent et de l’eau sont capturées pour devenir économiquement productifs. Du côté des marchands, le temps est façonné par leur raison propre, devient source de gains via le crédit et l’usure, mais aussi façonne de nouvelles méthodes de travail et de production. L’économie change, il est de moins en moins question de produire de la subsistance, mais de faire du profit, profitant de la légitimation (certes sous condition) de St Thomas d’Aquin. Apparait alors le crédit et la lettre de change. En Italie, le temps mais aussi l’espace est pris en compte dans les comptes des marchands et devient objet de gain ou de perte.

Avec tout cela, à partir du XIIe siècle jusqu’au XVIe siècle, l’on assiste à une révolution morale. Alors objet de méfiance, les marchands se construisent une nouvelle image. Loin de Jehann Boineborke tel que décrit par Aron Gurevitch (un parfait opportuniste, aussi asocial qu’immoral)[17]. Bien que cassant les codes de la société de leur époque, ceux-ci opposent un nouveau système moral aux valeurs martiales de la civilisation médiévale issues de l’aristocratie. Aux dépenses ostentatoires et l’oisiveté du noble exprimant de la sorte sa puissance, le marchand fait étalage de ses richesses mais prône les valeurs de tempérance et diligence dans le travail. Il devient un négociant rigoureux, consciencieux mais non pas avide. Il devient l’archétype de l’honnête homme vertueux. L’activité mercantile se justifie en arguant que l’honnêteté est constitutive du négoce, sinon le commerce d’un malhonnête homme en pâtirait[18]. C’est un profond changement culturel qui s’opère alors ; avec la montée des universités, institutions laïques de transmission des savoirs, les monastères perdent en influence à mesure que les marchands deviennent la puissance montante, et avec eux, leurs notions et concepts si particuliers telle que la compétence. Formé aux calculs, techniques de comptabilité et à la rationalité technicienne, être compétent devient une valeur en soi[19]. Forte ? de ces valeurs et du changement politique et institutionnel en faveur du pouvoir royal contre les pouvoirs féodaux, la classe des marchands rentre au service de l’Etat alors naissant, devenant officiers et administrateurs, et imposent leur logique à la politique. Le royaume devient un Etat, une entité administrative, ordonnée et contrôlée, comme une fabrique et la richesse matérielle des sujets et du royaume contribue autant à la puissance du monarque que sa puissance militaire[20]

Cette montée des marchands et leur rapport comptable et chiffré à l’environnement produit le rapport scientifique au monde. En d’autres termes, c’est l’abstraction marchande qui produit l’abstraction scientifique ! Dans l’Essayeur (1623, donc peu de temps après le mémoire à l’intention des lords), Galilée annonce le phénomène qui rendra le monde matériel abstrait ; la mathématisation universelle :

« La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l’Univers, mais on ne peut le comprendre si l’on ne s’applique d’abord à en comprendre la langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot. Sans eux, c’est une errance vaine dans un labyrinthe obscur[21]. »

A partir de cette époque, le rapport au cosmos et à la nature s’en trouve profondément transformé. Le monde matériel n’est plus concret, mais devient un ensemble de formules mathématiques, des quantités de matières, des distances et du temps de trajet. Cette mathématisation du monde associée à une nouvelle conception du temps comme agent économique va donner naissance à une nouvelle conception de l’histoire et de l’existence des hommes dans leur environnement.

 

L’esprit de l’Amélioration

Pour Karl Polanyi, le sens du terme Amélioration est ambigu, mais aussi paradoxalement, clair. L’ambiguïté est que le terme Amélioration (Improvement en anglais) désigne ce qui est profitable, mais dans une société qui n’est pas une société économique, dominée par le paradigme du marché et la production, mais sur le principe de l’encastrement, ce terme peut recouvrir plusieurs conceptions de la notion de profit. Par exemple, profitable à la cohésion sociale, à la paix et l’ordre public, à la subsistance des pauvres etc.. Mais ce terme est aussi clair du fait de ce qu’étaient les intentions des propriétaires terriens et autres marchands ; « améliorer au prix du bouleversement social », c’est-à-dire favoriser la production (à l’époque principalement le tissu) et l’échange, hostile à la société telle qu’elle existait, en particulier contre les pauvres. Dans la Grande Transformation, il décrit dans toute la seconde partie comment la société anglaise est passée en l’espace de deux siècles de l’état de société régie par la coutume et le droit royal à une vaste machinerie productive et commerciale. Bien que reconnaissant que ce système alors naissant aboutissait à un enrichissement ruisselant jusqu’aux couches modestes du royaume, il qualifiait le mouvement des enclosures de « révolution des riches contre les pauvres[22] ». Bien que socialiste, Polanyi ne désigne pas par cette expression la lutte des classes, mais l’offensive politique et juridique des puissances dominantes (pouvoir législatif et économique) contre la vie et la culture des pauvres, aboutissant sur un état de dislocation sociale.

L’affaire Gateward en 1607 marque un tournant dans l’histoire de l’Angleterre, qui allait lancer une réaction en chaîne. Depuis le XVIe siècle, appuyé sur une théologie anglicane qui consacre le travail productif en vertu et l’oisiveté en péché devant Dieu, le royaume consacre le travail productif comme valeur morale et réprime durement ce qui est considéré comme de l’oisiveté. Avec l’affaire Gateward, l’on voit bien que ce n’est plus seulement le travail des hommes, mais l’ensemble de l’environnement qui se voit muni d’une personnalité juridique dont l’objet est d’être économiquement productif ! Le jugement rendu, sur la base d’un flou juridique quant au terme « habitant », allait dans le sens du closage des communaux, niait le droit des habitants les plus pauvres de cueillir et ramasser sur un terrain communal[23]. Se créait alors une jurisprudence allant clairement dans le sens de l’Amélioration contre l’Habitation, excluant de fait les petits usagers[24]. Pour les siècles à venir, l’ancien droit basé sur la coutume allait subir les assauts d’une nouvelle conception du droit basée sur une nouvelle raison.

Pour les législateurs du XVIIe siècle, la coutume était un obstacle à éliminer pour instaurer une nouvelle donne jugée supérieure permettant de clore les terres. Le discours de l’Amélioration adoptait les arguments d’un bien-être économique profitable à l’ensemble, arguant que la production agricole anglaise était en mauvaise posture vis-à-vis de l’agriculture des royaumes voisins. En d’autres termes, d’après ses promoteurs, une politique de démantèlement des législations empêchant de clôturer les terres devait être profitable à l’ensemble des sujets du roi. Par exemple, Walter Blith, auteur spécialisé dans les questions relatives à l’agriculture, officier et promoteur de l’Amélioration :

« les paysans sur les communaux sont dans la misère, et seraient mieux à Bridewell[25] (ancienne résidence d’Henry VIII, reconvertie depuis le milieu du XVIe siècle en hospice puis plus tard en prison) »

Ou encore le penseur polymathe Samuel Hartlib :

« Si les champs communaux ne font pas plutôt des pauvres, en provoquant l’oisiveté plutôt qu’en les entretenant : et ces pauvres qui sont formés pour la potence ou la mendicité plutôt que pour le service du Commonwealth[26]. »

C’est donc dans l’intérêt de l’ensemble du royaume, y compris des sujets les plus modestes que les tenants des enclosures justifiaient l’élimination des communaux, et ce en dépit d’un sentiment de mépris qui s’exprime dans leur vocabulaire.

Mais au-delà d’une simple question économique et agricole, c’est de l’ensemble d’une civilisation qu’il dont il  est question. Avec une nouvelle rationalité, s’impose une nouvelle conception des relations humaines ainsi que de la vie dans la société et dans l’environnement naturel. Hommes et nature doivent être performants, c’est-à-dire productifs, et c’est pour cela que, durant les deux siècles à venir, il a fallu réorganiser l’ensemble à cet effet. Ainsi le nouveau système social recycle la misère produite par le clôturage des communaux en force de travail concentrée dans des centres de production, les fabriques. Mais une telle réorganisation de la société nécessite une réorganisation de l’exploitation et de la consommation d’énergie. C’est ainsi que la consommation de houille, jusqu’alors limité aux zones à proximité des gisements est délocalisée vers les centres urbains et favorise une nouvelle réaction en chaine technique où le besoin d’énergie développe une technique elle-même génératrice d’un accroissement du besoin d’énergie[27]. En d’autres termes, force de travail et ressources naturelles doivent être mises à disposition de la machine productive et commerciale.

Néanmoins, dans un contexte d’une structure encastrée dans la société, un tel processus devait nécessairement se heurter à ses limites et appelait une transformation de la nature. C’est pour remédier à ce problème que les pouvoirs qui se succèdent durant les XVIIIe et XIXe siècles ont constitué en marchandises – fictives – les Hommes (force de travail) et la Terre (nature et ressources naturelles). Pour Polanyi, c’est là un autre bouleversement qui fonde une nouvelle civilisation. Alors que depuis des temps immémoriaux, la nature et le travail sont encastrés ou immergés dans le social, la création de marchandises fictives opère le désencastrement de ces deux entités pour les mettre sur le marché, alors qu’elles n’existent pas pour cela. Elles se retrouvent donc allongées sur le lit de Procuste des mécanismes de la loi et la demande. Grâce à cette mise à disposition, la machine productive se trouve améliorée, mais dans le même temps, la société s’en trouve bouleversée. C’est durant la première moitié du XIXe siècle que les dernières digues sautent et que la société est transformée en système autorégulateur de marché.

De même que la révolution philosophique, religieuse et paradigmatique du bas moyen-âge a accompagné les transformations socio-politiques, techniques et économiques, la période allant du XVIIe au XIXe siècle fut accompagnée de nouvelles idées vouées à fonder une nouvelle conception de l’existence. Influencé par les physiocrates, Adam Smith adopte une vision stadiale et progressiste de l’Histoire. Inspiré par les rapports d’explorateurs, le philosophe écossais voyait les Amérindiens comme modèle des hommes tels qu’ils devaient être à l’aube de l’humanité. A ses yeux, ils sont misérables et n’ont pas encore trouvé les ressorts devant leur permettre leur permettant  de sauter le cap historique qui sépare la chasse et la pêche du pastoralisme[28]. Il élabore ainsi sa théorie de l’histoire en déterminant les différents stades historiques :

  • Chasseurs cueilleurs
  • Pastoral
  • Agricole
  • Commercial

A noter que ces quatre stades ne sont pas considérés par Smith comme une fin de l’histoire, l’on pourrait ainsi considérer l’ère industrielle comme un cinquième stade et l’ère bio-industrielle comme un sixième stade.

Cette conception du temps est à la fois une théorie de l’homme et une théorie de la nature. L’homme est décrit comme un individu qui aurait conscience d’un état de misère et chercherait à en sortir. Cela sera fait par le miracle de la providence qui lui a donné une propension naturelle à l’échange et la recherche de son intérêt personnel, qui in fine s’avère profitable à tous. Dans le même temps, la nature est décrite comme pauvre en ressources ou d’exploitation difficile, c’est-à-dire que le rapport des hommes avec leur environnement est marqué par la rareté. C’est donc par l’innovation et l’Amélioration que les hommes surpassent leur condition de misère pour atteindre le stade suivant. C’est ainsi que l’homme préhistorique cherchant à améliorer son sort est amené à faire preuve de rationalité en créant la spécialisation, puis développant la production et les échanges. L’individu, conscient qu’il gagnerait à confectionner des flèches pour de meilleurs chasseurs que lui, se serait spécialisé dans cette tâche, échangerait sa production contre une part du gibier que rapportent les chasseurs, et son revenu s’en trouvait augmenté[29]. Dans cette conception de l’existence humaine dans l’espace et le temps, le moteur de l’histoire est l’homme en tant que monade qui au sein d’une communauté, chercherait à améliorer sa condition individuelle par un accroissement de la production et des échanges.

Cette nouvelle vision de l’humanité implique une nouvelle vision des motivations humaines. Jusqu’alors les comportements répondaient à des motivations avant tout sociales, comme la réputation, l’influence ou le pouvoir. A partir de la fin du XVIIIe siècle, l’on commence à considérer les motivations humaines non pas comme sociales et culturelles mais individuelles : la faim et le gain. Une décade après Adam Smith La cohésion de la société et l’équilibre de l’existence sont vus sur le modèle d’un rapport proie-prédateur. L’on ne gouverne plus par la force et le lignage, mais par la maitrise des moyens de subsistance, condamnant les récalcitrants à la faim.

Peu avant, les « physiocrates » avaient développé une vision de la société comme un système analogue à la circulation sanguine et prônaient ce qui s’apparentait à un gouvernement d’experts[30]. En Angleterre durant la même période, le courant de la philosophie de la nature élaborait une théorie de la société et de la politique inspirée de la physique newtonienne dont le but consistait à instaurer une société de contrôle. Ceci au moyen de l’intériorisation par les sujets de règles venant du haut de la société, que ce gouvernement des experts n’aurait même plus besoin d’imposer avec la brutalité d’un régime absolutiste[31]. Cette application des lois de la physique à la société sera à partir de Smith la tâche de l’économie politique, qui va servir de justification au renforcement des lois sur les enclosures en statuant pour l’exclusivité de la propriété et le renforcement de la répression des glanages. Edward Palmer Thompson a pu observer une influence grandissante de cette nouvelle discipline sur le langage et les concepts juridiques[32]. Outre la répression des pratiques immémoriales, ce nouveau régime législatif, social, naturel et productif, qu’apportent les forces de l’Amélioration, c’est  bel et bien une nouvelle humanité. Dès le XVIIIe siècle, la société anglaise prenait conscience que l’Amélioration qui se matérialisait par les enclos, les fabriques et les machines impliquait la création d’un homme nouveau, des relations sociales transformées vers plus de hiérarchies et de raideurs dans un environnement rationalisé pour l’optimisation de la production[33].

 

L’Habitation des pauvres, proie de l’Amélioration des gentlemen

A l’opposé de l’Amélioration des plus riches et de ceux aspirant à l’être, se trouve l’Habitation. Si ces deux visions s’opposent, c’est du fait de l’offensive des transformations techniques et sociales contre l’Habitation existant et trouvant ses racines dans un héritage immémorial. Cette dernière n’a en revanche jamais été une force offensive, mais défensive. Pour Karl Polanyi, le terme Habitation désigne ni plus ni moins que l’habitat ou l’environnement des hommes, qu’il soit social ou naturel. Le terme Habitation pourrait être défini comme un synonyme de la culture, non pas en tant qu’accumulation de récits, concepts, règles ou œuvres stockées et accumulées, mais en tant que manière d’habiter le monde, se plaçant à la fois dans une continuité mais qui est recréée en permanence par chacun des héritiers d’une culture particulière.

Dans le cadre de ses études sur les transformations sociales et culturelles dans la France post-médiévale, Robert Muchembled décrivait la culture populaire comme un tout organique, ritualisé, dans lequel les membres d’une communauté se cultivent, se socialisent et subsistent. A ses yeux, la culture populaire est une civilisation à part entière, ? à côté de celle des élites de la France absolutiste. Au-delà du mépris des esprits portant les conceptions du haut de la société, l’historien parle d’une conception de l’existence touchant aussi bien le rapport à la nature en tant qu’institution sociale, la collectivité, le travail, le temps, la vie, la mort, l’espace, les besoins et les rites. Mais Muchembled va plus loin ; en dépit d’un rôle politique que l’on décrit à première vue comme passif voire inerte, la culture populaire porte en elle une vision politique à part entière ; « finalement, un système culturel est toujours relié à une forme précise de pouvoir[34]. » Ainsi, si la monarchie absolue et l’amélioration économique qu’elle soutient porte une conception centralisée, hiérarchisée et stricte de la société, la culture populaire porte une vision décentralisée et diversifiée. Edward Palmer Thompson développait les mêmes réflexions à ce sujet dans le cadre de l’Angleterre. Pour lui, la culture populaire s’enracinait dans un contexte ayant pour pilier un système législatif basé sur le droit coutumier. Il situait non seulement la coutume à l’interface entre le droit et la pratique agraire, mais comme étant cette même interface, puisqu’elle peut être considérée à la fois comme pratique et comme droit.

Il serait erroné de concevoir cette culture comme figée comme par exemple Francis Bacon, qui voyait les actions et pensées comme venant des habitudes, ouvrant la porte à des comportements qu’il considère irrationnels[35]. D’autres observateurs plus attentifs observaient en revanche le caractère évolutif des coutumes, qui du reste n’étaient pas rédigées et fixées sur le papier. C’est la vie et les conditions des pauvres, toujours fluctuantes, qui étaient le véhicule de son évolution. En fait, la coutume se renouvelait à mesure que se renouvelaient les cultures populaires qui se transmettaient oralement de générations en générations, avec les transformations des besoins et des circonstances. Avant le XVIIe siècle, il n’était pas rare que les pauvres plaidant le respect des coutumes aient gain de cause devant les juges[36]. Au XVIIIe siècle, devant l’offensive de l’Amélioration, se creuse un clivage profond entre ce que Thompson appelait « culture plébéienne » ou « mentalité coutumière » et « culture patricienne » ou « mentalité innovante » (devenant mentalité de marché). Pour lui, une vision socio-historique superficielle consisterait à résumer ce conflit entre clivage historique « conservateurs contre progressistes/libéraux » ou « droite contre gauche », alors qu’en réalité les choses s’avèrent plus complexes. En effet, si la culture coutumière est placée sous le patronage symbolique du seigneur, concrètement, les usages s’affranchissent des contrôles traditionnels. Apparaissent et se développent alors des pratiques et usages libres dans lesquels la vie des pauvres trouvait son émancipation[37].

Dans La Grande Transformation Polanyi explique que la consécration de l’Amélioration va engendrer une série de dislocations sociales, plongeant ses victimes dans un état de déchéance à la limite de la déshumanisation. A ses yeux, la misère est avant tout l’expression d’un vide culturel ! Les hommes, isolés et privés de leurs ressorts culturels, savoirs, savoirs-faire, dans un monde qui a perdu son sens et ses repères, privés des moyens d’assurer eux même leur subsistance, perdent leur autonomie. Chose intéressante, pour Polanyi, le destin des populations européennes soumises aux offensives du « mastodonte du progrès » (juggernaut improvement) entre le XVIIe siècle et le XIXe siècle est comparable au destin des populations des empires coloniaux en Afrique, en Asie, mais aussi en Amérique (il va sans dire également les terres australes) :

« Les conséquences de l’établissement d’un marché du travail sont manifestes aujourd’hui dans les pays colonisés. Il faut forcer les indigènes à gagner leur vie en vendant leur travail. Pour cela il faut détruire leurs institutions traditionnelles et les empêcher de se reformer, puisque, dans une société primitive, l’individu n’est généralement pas menacé de mourir de faim, à moins que la société dans son ensemble ne soit dans ce triste cas. […] C’était également un principe admis qu’on était à l’abri du besoin dans la communauté de village indienne, et, pouvons-nous ajouter, dans presque n’importe quel type d’organisation sociale jusqu’à l’Europe du début du XVIe siècle[38]. »

Polanyi place donc le colonialisme dans la continuité historique du mouvement de l’Amélioration en Europe et particulièrement en Angleterre :

« Or, ce que le Blanc pratique aujourd’hui encore à l’occasion dans des contrées lointaines, à savoir la démolition des structures sociales pour en extraire l’élément travail, des Blancs l’ont fait au XVIIIe siècle à des populations blanches avec les mêmes objectifs[39]. »

Ces politiques de dislocations sociales et culturelles font suite à des campagnes de dénigrement méprisant à l’égard de ce qu’était alors une authentique civilisation populaire, aux côtés d’une civilisation d’élite alors en proie à de profonds changements. Et ces politiques ont eu leur continuité, avec plus d’intensité encore sur d’autres continents. Ainsi, l’Amélioration n’est pas seulement une nouvelle conception de l’homme et de l’existence, c’est aussi  une idéologie de révolution universelle violente à l’égard de toute entrave à l’exploitation des matières et des hommes, qui doivent être réduits à l’état de force de travail. Mais revenons dans l’Angleterre à l’époque des enclosures : l’Anglicanisme et sa nouvelle morale productiviste servira de base pour la condamnation morale des mœurs des pauvres. L’ennemi moral pour les forces de l’Amélioration était la prétendue oisiveté (assimilée à une forme de fainéantise).

Ce qui choque l’observateur adepte de l’Amélioration, c’est de voir que les classes dites inférieures ne vivent ni ne travaillent pour accumuler richesse et capital (pour plaire au dieu anglican…), mais pour avoir de quoi vivre et profiter du temps libre, ce qui semble irrationnel aux yeux du moraliste. Les rythmes de travail étaient irréguliers, variant en fonction des commandes, témoin de rapports directs entre acheteurs et producteurs, sans l’intermédiaire d’un marché libre. Ce qui se produit alors, c’est le choc d’un esprit façonné par le postulat de la rareté face à une population dont l’esprit n’était pas hanté par cette idée du manque, de l’insuffisance des ressources. Il s’agissait alors de rééduquer la population à la discipline de la fabrique en instaurant un rythme de travail strict, monocorde, avec une rigueur monastique ou quasi-militaire. C’est ainsi que durant le XVIIIe siècle les contremaîtres font régner une discipline de fer avec un jeu de récompenses/sanctions pour faire respecter la loi de l’horloge mécanique[40]. Il convenait aussi d’habituer dès le plus jeune âge les esprits et les corps à cette discipline par l’éducation des enfants. Ceux-ci doivent adopter les mœurs des fabriques et intérioriser la discipline de travail au sein des établissements d’éducation de la paroisse ; « les élèves doivent se lever de bonne heure et respecter l’horaire avec une grande ponctualité[41]. » C’est donc là deux conceptions du temps et du travail qui s’opposent frontalement, dans une opposition déséquilibrée : d’un côté une conception offensive soutenue (quoi que parfois freinée) par les pouvoirs, de l’autre une conception inscrit dans un temps incomparablement plus long qui subit l’offensive. Et bien entendu se défend.

Si l’on se garde d’une vision déterministe de l’Histoire, on observe qu’une telle évolution ne se déroula pas sans heurts. Face à l’insoumission populaire qui prenait la forme d’actes de braconnages, le gouvernement adopte une législation répressive rendant tout ce qui peut prêter soupçon de s’adonner à des actes de braconnage passible de la peine capitale. Perversité de la loi, sa rédaction en termes vagues rend possible un mouvement législatif allant dans le sens d’un élargissement exponentiel des délits punissables de mort. Se retrouvent passibles d’une condamnation à la potence des actes aussi anodins que de sortir de chez soi avec un couteau[42]. Cette politique répressive qui accompagnait des mesures d’élargissement des enclosures se veut une réponse à la révolte paysanne.

Cette extrême sévérité ne suffit pourtant pas à calmer l’ardeur des Anglais. La deuxième moitié du XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe siècle seront agitées par de nombreuses révoltes populaires. Dans le fond, ces mouvements étaient animés par ce qu’E.P. Thompson appelait « l’économie morale ». Il définissait l’économie morale comme un principe ancestral selon lequel s’enrichir sur le dos du peuple est un acte immoral. Dans cette vision de l’économie, les prix et les salaires ne sont pas fixés par la loi de l’offre et la demande et la rareté, mais par la coutume, pour remédier à l’inflation et l’augmentation du coût de la vie[43]. Une des raisons de ces explosions violentes, c’est la réticence des autorités à sanctionner les contournements des lois et des règles éthiques, laissant les pratiques de marché s’imposer. Le modèle paternaliste de contrôle des marchés se trouve donc ici devant sa limite : dépendant d’une volonté du pouvoir de prendre le parti de la société contre les forces de l’Amélioration et du commerce, qui disparait une fois le pouvoir acquis à la cause de l’argent[44]. Et lorsque les autorités intervenaient, elles appliquaient la loi contre les petits ou intermédiaires, plutôt que contre les couches les plus riches[45].

Thompson a bien vu que l’attitude conservatrice de la plèbe avait une portée révolutionnaire et émancipatrice. En effet, il s’agissait pour les pauvres de résister à une entreprise de rationalisation des innovations (enclosure, discipline du travail, marchandises fictives, fabriques puis usines, machinisme etc.). Des améliorations imposées du sommet de la société et qui, du point de vue de la base, consistait en expropriation, dépouillement, domination, exploitation. Pour le peuple, il a fallu se préserver et protéger ses libertés tels qu’ils sont et tels tel qu’il est et qu’il vit qu’ils vivent leurs ses conditions, des intrusions du pouvoir des marchands fortunés, des grands propriétaires terriens, aristocrates et autres clercs. En d’autres termes, la défense d’une conception directe des rapports sociaux, d’homme à homme et d’un rapport avec la nature non pas basé sur l’exploitation continue d’un stock de ressources considérées comme rares, mais sur la suffisance, c’est-à-dire ne tirer que ce qui est suffisant pour subsister (et aussi organiser à l’occasion des banquets). Face aux offensives de l’Amélioration, on remarque un phénomène d’auto-organisation de la société qui au XVIIIe siècle permet de lancer des opérations et mobilisations de masse, révoltes et jacqueries.

Cette organisation de la société permet à la cause de se développer philosophiquement et politiquement. A la fin du XVIIIe siècle, la Société de Correspondance de Londres organisait à travers les tavernes du royaume des soirées débats. Le peuple se tenait ainsi au courant des évolutions philosophiques, des nouvelles idées, et se politisait dans les termes du monde qui change. Ainsi, outre la défense de l’encastrement de l’économique dans la société, contre son désencastrement jugé destructeur, se sont ajoutées d’autres causes comme la liberté de conscience et les droits de l’homme (tiré du livre de Thomas Pain, Rights of man) contre lesquels s’opposaient les forces de l’Amélioration, y voyant un potentiel trouble à l’ordre public[46]. L’agitation quasi-insurrectionnelle inspirée par la situation révolutionnaire en France et les guerres contre Napoléon, ainsi que le livre de Thomas Pain engendrèrent une réaction terrorisée de l’establishment qui n’avait d’autres réponses à opposer que la répression et la violence.

L’objet de l’Amélioration s’étendait au-delà de l’environnement naturel et de la force de travail : il fallait soumettre encore l’esprit des sujets. Durant le XIXe siècle sur la base d’une condamnation morale des mauvaises mœurs du peuple, accusé de boire, d’être brutal brutaux et de s’adonner aux péchés, se développe l’idée qu’il faille reprendre en main la moralité du peuple. Prolifèrent alors des églises telles que le méthodisme, dont l’action consista à disséminer l’idéologie de l’Amélioration dans le langage du christianisme, dans le but de faire intérioriser aussi bien chez les parents que les enfants la morale victorienne de la discipline au travail, du respect de l’ordre de la fabrique, devenue entre-temps l’usine et la terreur du péché d’insoumission ! Ce qu’Edward Palmer Thompson appelait « la lutte de l’ancien mode de vie et la nouvelle discipline[47] ».

 

Conclusion : le développement et la 4eme révolution industrielle.

Entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, l’esprit de l’Amélioration lançait une réaction en chaine ou technique et marché se trouvait désencastré des institutions sociales qui représentait l’Habitation, aboutissant sur l’écroulement d’une civilisation utopique dont Polanyi pointait l’irrationalité. La catastrophe Nazie puis la seconde guerre mondiale passée, l’auteur de La Grande Transformation laissait exprimer un certain optimisme quant au devenir du monde post-guerre mondiale, mais il dût vite se raviser. L’Amélioration comme paradigme et politique allait être relancée sous le nouveau nom de développement, qui serait le pilier la civilisation du XXe siècle, créant du même coup son opposé ; le sous-développement[48]. L’emploi de ce terme emprunté à la biologie permet de naturaliser les conceptions de l’économie formelle libérale appliqué à l’homme (Hayek publie L’ordre sensoriel en 1952), la nature (exploitation et transformation des matières premières), de l’Histoire (en progrès vers un avenir meilleur…) et de la vie (quête du bonheur hobbesien, que nous appelons aujourd’hui consumérisme). Mais le génie de cette arme fatale conceptuelle, c’est qu’elle opère une mise à mort du concept d’Habitation dorénavant appelé « sous-développement ». Dorénavant, l‘Habitation sera définie comme un état inférieur au développement et assimilée à la misère, alors que pour les populations dites sous-développées il s’agissait simplement de leur vie telle qu’ils la concevaient comme étant bonne.

En 1967, dans son livre « le nouvel état industriel », John Kenneth Galbraith analysait l’évolution technocratique du capitalisme. Pris dans le courant du marché concurrentiel, les entreprises doivent sans cesse innover et améliorer leurs produits, indépendamment des besoins des consommateurs. L’innovation devient le principe vital d’une entreprise condamnée au « innovate, improve or perish » qui allait s’étendre désormais sur l’ensemble de la vie et des besoins quotidiens (épiceries, divertissement, information etc.). A mesure que croît l’industrie, se développe son emprise sur l’ensemble des aspects de la vie et de l’existence, qui deviennent objet de l’Amélioration. Il devient alors quasi-impossible de vivre et subsister en dehors de l’emprise des institutions industrielles, du marché, de l’Etat et des structures technocratiques.

La nature en tant qu’institution ordonnant, ritualisant et donnant sens aux rapports humains (existence, subsistance et travail) et non-humains est également réformée pour être améliorée. Au désir des gentlemen, a succédé le désir des firmes, devenus léviathans qui étendent l’ancien « désir d’amélioration du gentleman » aux génomes, non-humains et maintenant humains, afin d’augmenter les rendements et les adapter aux conséquences écologiques de la civilisation industrielle. Enfin, vient s’ajouter à cela la terreur des couches supérieurs de la société qui, étendant le postulat de la rareté au temps, mettent en place des business plans afin de financer des recherches visant l’allongement de la durée de la vie ou même l’immortalité. Ainsi, les bourgeois et économistes, hantés par l’idée du manque de ressources avaient encouragé la production industrielle pour surproduire et palier à ce prétendu manque ; leurs successeurs encouragent la conception de procédés techniques pour palier à ce prétendu manque de temps et accumuler du temps de vie[49], de mémoire etc., en vue d’adapter les hommes à un tel monde « amélioré » via des puces dans le cerveau[50], le développement des thérapies géniques[51] ou la gestation mécanisée[52][53].

Face à cela, s’organisent des contre-mouvements en Chine[54], en Inde[55], au Canada ou en Europe, qui tentent de lutter pour préserver ce qui leur reste d’habitation. Mais ces mouvements doivent affronter une mégamachine globale armée de moyens techniques permettant de priver les consommateurs récalcitrants de moyens de consommer, via le contrôle numérique des transactions, des comptes bancaires, de la monnaie,[56]et encore du droit qui loi après loi, jurisprudence après jurisprudence, brevète les génomes et les procédés techniques permettant à terme de s’approprier les processus naturels. La question qui se pose alors est celle de la capacité de ces mouvements : peuvent-ils permettre aux populations une sortie de leur état de consommateurs, de refaire peuple en réinventant leur habitat commun ?

 

Bibliographie

Livres

Karl Polanyi

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Histoire sociale

Grenouilleau O. (2013), Et le marché devin roi, Flammarion

Le Goff J. (1982, reédit. 2008), La civilisation de l’occident médiéval, Paris, flammarion L’homme médiéval (1989), dir. Jacques Le Goff, art. Aron Gurevitch, le marchand, Seuil

Marzec P (2007), An ecological and post-colonial study of literature from Daniel Defoe to Salman Rushdie, ed. Palgrave Mc Millan

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Gras A., Fragilité de la puissance, se libérer de l’emprise technologie (2003), Fayard

Mumford L., Technique et civilisation ( reédit. 2016), Trad. Natacha Cauvin, Anne-Lise Thomasson, Edition Parenthèse, col. Eupalinos, Marseille, 2016

Schaffer S., La Fabrique des sciences modernes (2014), Trad. Stéphane Van Damme, loïc Marcou, Frédérique Ait Touati, Seuil, Paris, 2014

 

 

Anthropologie

Marouby C. (2004), l’économie de la nature essai sur Adam Smith et l’anthropologie de la croissance, le seuil

Article revue

Reid C.R Jr., The Seventeenth-Century Revolution in the English Land Law (1995), Cleveland State Law Review

Documents

Historique

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Galilée G., L’essayeur (1623), trad. C. Chauviré (1989), Belles Lettres

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Autres

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ZENG Weijun, ZHAO Zhenying, YANG Yuchen, ZHOU Minchao, WANG Bidou, Journal of Biomedical Engineering, (26 novembre 2021), Design and experiment of online monitoring system for long-term culture of embryo_Journal of Biomedical Engineering_The only official website (biomedeng.cn)

 

Articles (presse)

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Echaoux E., (23 juillet 2021), En Chine, de plus en plus de jeunes « s’allongent par terre » pour écrire un autre récit national, Usbek & Rica, Usbek & Rica – En Chine, de plus en plus de jeunes « s’allongent par terre » pour écrire un autre récit national (usbeketrica.com)

Delacroix G.,  (16 novembre 2020 – 12:39), Dans le nord de l’Inde, les paysans en colère s’en prennent aux soldats et bloquent l’économie, Dans le nord de l’Inde, les paysans en colère s’en prennent aux soldats et bloquent l’économie (courrierinternational.com)

Tasker, J.P., posté le 16 février 2022, mise à jour le 17 février 2022 CBS News:  Banks are moving to freeze accounts linked to convoy protests. Here’s what you need to know | CBC News

 

 

[1] [Polanyi, 1944 p. 71]

[2] [Polanyi, 1934]

[3] [Polanyi,1934]

[4] [Polanyi,1935]

[5]

[6] [Reid Jr, 1995), p. 36]

[7] [Truman1949]

[8] [Le Goff 1982, p. 113 à 115],

[9] [St Thomas d’Aquin, 1984, p. 649 à 651]

[10] [St Thomas d’Aquin, 1984, p. 470 et 471]

[11] [Le Goff, 1982, p. 125]

[12] [St Thomas d’Aquin, 1984, p. 1784]

[13] [St Thomas d’Aquin, 1984, p. 1784-1785]

[14] [Mumford, 1934, p. 36-37]

[15] [Le Goff, 1982, p. 158]

[16] [Gimpel, 1975]

[17] [Gurevitch, 1989, p. 286-287]

[18] [Grenouilleau, 2013, p. 97 à 99]

[19] [Grenouilleau, 2013, p. 102]

[20] [[Grenouilleau, 2013, p. 114-115]

[21] [Chauviré, 1989,  p. 141]

[22] [Polanyi, 1945, p. 77]

[23] [Thompson, 1991, p. 191 à 193]

[24] [Thompson, 1991 p. 196]

[25] [Reid Jr, 1995, p. 258]

[26] [Reid Jr, 1995]

[27] [Gras, 2003]

[28] [Marouby, 2004, p. 57 à 59]

[29] [Marouby, 2004]

[30] [Polanyi, 1944 p. 173]

[31] [Schaffer, 2014 p. 122]

[32] [Thompson, 1991 p. 226-227]

[33] [Thompson, 1963, p. 243-246]

[34] [Muchembled, 1978, p. 227]

[35] [Bacon, 1734, p.2 à 5]

[36] [Thompson, 1991, p. 155 à 161]

[37] ]Thomson, 1991, p. 58 à 66]

[38] [Polanyi, 1944, p. 235-226]

[39] [Polanyi, 1944, p. 236]

[40] [Thompson, 1991, p. 452 à 466]

[41] [Thompson, 1991, p. 468]

[42] [Thompson, 1975, p. 20-21]

[43] [Thompson, 1963, p. 80 à 83]

[44] [Thompson, 1991, p. 260 à 266]

[45] [Thompson, 1991, p. 277]

[46] [Thompson, 1991, p. 67]

[47] [Thompson, 1963, p. 542]

[48]  [Truman, 1949]

[49] [Ahuja, 2021]

[50] [Neuralink, 2022]

[51][Organisation Mondiale de la Santé, 12 juillet 2021]

[52] [Chen, 2022]

[53] [ZHAO, YANG, ZHOU, WANG, 2021]

[54] [Echaoux, 2021]

[55] [Delacroix, 2020]

[56] [Tasker, 2022]

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