Georges Kuzmanovic
Jérôme Maucourant
Le 5 avril 2023
Veblen et Keynes : deux spectres hantent l’Union européenne
Il y a 15 ans, la finance américaine s’effondrait, entraînant, dans son sillage, une dépression mondiale. Depuis lors, la mondialisation des échanges stagne et c’est en particulier dans l’Union européenne que l’impact de la crise de 2008 fut le plus durable. La monnaie unique ne nous a en rien protégés, au contraire : c’était une véritable leçon de choses. Cette monnaie est inadaptée en raison de l’hétérogénéité économique et sociale de la zone euro : la politique austéritaire, qui imposa alors comme « solution » au maux engendrés par cette monnaie inique, fut la raison de la « décennie perdue » pour les Européens. Certes, un certain nombre de leçons ont été tirées de la crise de la deuxième mondialisation. Mais la logique profonde du capitalisme financiarisé n’a pas été remise en question. Il ne fut sauvé par des interventions budgétaires et monétaires massives, lesquelles constituent une des raisons de la dynamique actuelle de l’inflation, quoi qu’en pensent des économistes de toutes obédiences.
S’il est vrai que des injections monétaires sont, en cas d’urgence, absolument nécessaires, pratiquer une politique de taux zéro sur une décennie en régime capitaliste ne pouvait que gonfler la valeur de tous les actifs (titres & propriétés immobilières), accroissant les inégalités immédiatement et créant à terme les conditions d’une inflation générale des prix. Il était, bien évidemment, absurde, comme certains l’ont assuré, en 2008-2009, de prétendre que ces interventions allaient engendrer de l’inflation dans les deux années qui suivent … le paléo-monétarisme d’un Milton Friedman a été disqualifié depuis longtemps ! Mais, s’il est contraire aux faits d’établir une relation mécanique entre masse monétaire et niveau général des prix, il est tout aussi absurde de prétendre que le dérèglement du crédit n’aurait pas de conséquences et que l’origine de l’inflation serait entièrement à chercher du côté de l’offre, c’est-à-dire des coûts de production.
La masse de liquidités circulant sur les différents marchés de capitaux ne pouvait, à la longue, que se déverser sur les marchés des biens, créant des tensions, dès lors qu’il n’y a aucun accroissement suffisant de l’offre réelle de biens. Certes, les transformations institutionnelles, les changements techniques et le jeu des anticipations, voilà un ensemble de choses qui empêche d’établir des prévisions strictes entre la dynamique du crédit et celle des prix. Toutefois, il est tout de même difficile de nier toute forme de causalité et de renvoyer les problèmes contemporains aux conditions devenues difficiles de l’offre mondiale de biens et services … Appartenant à certaines tendances du post-keynésianisme certains économistes nient rituellement cette évidence. Or, pensait Keynes, il est des moments où une politique monétaire expansionniste ne cause aucun bien-être à la société : faut-il le rappeler ?
Pourquoi, d’ailleurs, dans un monde où les ressources primaires sont de plus en plus rares et où les profits se font plus sur la spéculation que sur la production, y-aurait-il un accroissement considérable des ressources utiles au bien-être de la population ? L’inflation doit être considérée comme une socialisation des pertes affectant ainsi les 8/10 de la population occidentale qui ne tirent pas grand avantage de la croissance capitaliste. C’est un enseignement que l’on peut tirer de l’œuvre d’un grand économiste américain, mort en 1929, Thorstein Veblen. Pour lui, le Grand Syndicat des Intérêts Établis, personnifié dans le Système de la Réserve Fédérale (la banque centrale américaine), manipulait la « crédulité routinière » des milieux d’affaires et de la population, en général, pour mieux reproduire la structure hiérarchique du capitalisme financier. La contestation du capitalisme actuel devrait s’inspirer beaucoup plus de ce penseur que de certaines exégèses, parfois bien incertaines, de la pensée de Keynes (qu’on distinguera nettement de Keynes lui-même)
Martin Wolf (personnage toujours important de l’establishment), libéral devenu postkeynésien, espérait en 2012 que l’inflation – méthode sûre pour enrichir le débiteur aux dépens du créancier remboursé en monnaie de singe – rendît soutenable à long terme la dette publique. C’est pourquoi Christine Lagarde, la présidente de la Banque centrale européenne, a expliqué l’an dernier que l’inflation « venait presque de nulle part » … A ne pas vouloir reconnaître que les agissements des institutions – dont elle est un simple commis – aurait quelque rapport avec la situation actuelle, on sombre simplement dans le grotesque. Mais le ridicule ne tue pas, surtout pas au sein des classes dirigeantes !
Les « chocs exogènes », comme la Covid ou la guerre en Ukraine, ont bien alimenté le processus inflationniste, à la fois du côté de la demande et de l’offre. Mais la dynamique de l’inflation était déjà présente. Au terme de plus décennie consécutive à l’effondrement de 2008, s’est constituée une extravagante masse de dette, publique comme privée. Celle-ci, résultant de cette politique déréglée de crédit à tout-va, est extrêmement sensible aux variations du taux de l’intérêt. Dès lors que les banques centrales ont commencé à relever les taux d’intérêts en raison de l’accélération de l’inflation, il en résulta une baisse importante de la valeur des actifs à revenu fixe : c’est la raison de la crise de la Silicon Valley Bank.
L’élite régnante fait face à deux exigences contradictoires : il faudrait élever massivement les taux d’intérêts pour enrayer l’inflation, cependant qu’il faudrait en même temps les baisser pour sauver l’écheveau des dettes … La solution par les injections de capital public, au moyen de nouveaux impôts, sera probablement privilégiée. Toutefois, il s’agit là d’une autre forme de socialisation, des pertes. Il est probable que l’inflation ralentisse dans quelques mois, en raison de l’impossibilité pour les salariés de se défendre : la faiblesse des syndicats, le degré important d’ouverture des économies (résultant d’une trentaine années de mondialisation) et les différentes contre-réformes du marché du travail ne permettent pas de construire des barrières efficaces à l’inflation des profits. Que ce soit donc comme consommateur ou contribuable, le salarié sera la béquille la béquille du capital. Comme souvent.
La solution ? La création d’un organisme public du crédit qui pourrait être facilitée en laissant les banques aller à la faillite, de façon à construire une structure de l’économie réellement productive, tournée vers les besoins des populations et les défis immenses qui nous attendent, en dehors de la folie de la financiarisation. Même si les dirigeants n’ont pas osé faire ainsi en 2008, ne gâchons pas cette seconde opportunité de remettre la main sur le crédit. Mais il ne sera pas possible d’en rester à ce stade d’interventions : bien que le contrôle du crédit soit un moyen essentiel de restructuration de l’économie, au moment où mondialisation et croissance se heurtent à la réalité du monde fini, il faut un puissant secteur public productif pour affronter le défi de la décroissance nécessaire d’un certain nombre d’activités.
Autrement dit, on ne plus se satisfaire de la socialisation de l’investissement que prônait Keynes, il faut, en certains secteurs, un contrôle plus direct. Ainsi, le secteur public doit retrouver sa place qui a pu être la sienne, dans le domaine de la finance et de l’énergie. Il faudrait également instituer un droit extraterritorial français pour juger les délits d’initiés, mensonges et manipulations, dont beaucoup d’institutions financières internationales, notamment américaines, furent coupables avant la crise de 2008. Il n’y a jamais eu de jugement en cette matière, la délinquance en col blanc étant un privilège de classe.
Évidemment, un tel programme n’est pas pensable en dehors de ce que formulait Keynes en 1933 : la recherche d’une certaine autosuffisance nationale. Celle-ci est une condition de la démocratie politique, car le libre-échange interdit toute la politique économique d’un peuple libre visant à renouer avec l’idéal de la République sociale. L’importance de notre nation, sa population et le niveau des techniques permet d’entrevoir cette relative déconnexion des flux chaotiques du capitalisme transnational, de façon à exercer la souveraineté, ce qui n’est rien d’autre que la capacité de se gouverner soi-même. Recouvrer ainsi la souveraineté n’est évidemment qu’un moyen au service d’une fin : c’est pour que l’expression « souverainisme » n’a pas beaucoup de substance ; la seule chose qui compte, ce sont les moyens sérieux d’instituer, de défendre et d’approfondir la République sociale.
En se soumettant aux règles de l’Union européenne la droite, de Zemmour à Le Pen, en passant par Ciotti, montre son vrai visage. Quant à la gauche parlementaire, noyée dans d’autres identitarismes et une semblable soumission aux traités européens, elle n’a pas grand-chose à dire. Fondamentalement, droite et gauche ne sont que droite et gauche du capital transnational, en dépit du théâtre d’ombres qui sévit au Parlement. C’est pourquoi République souveraine œuvre au recouvrement de notre souveraineté pour établir, entre autres, une économie du bien commun.
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