Les sciences sociales, victimes des passions idéologiques ?
Ce texte est le rapport relatif à la thèse d’Akram Kachee (soutenue le jeudi 14 décembre 2023, avec le titre Les origines socio-économiques de la crise syrienne. La Syrie contemporaine une société en mutation face à la violence). Différente de l’intervention orale (disponible aussi sur ce site), cette contribution porte essentiellement sur des passions idéologiques qui entravent le travail universitaire.

– Le cas de la Syrie contemporaine – 

 

               Mesdames, Messieurs, les membres du jury, à tous présents, aujourd’hui, je voulais d’abord vous adresser mes plus vifs remerciements pour votre présence, en particulier bien sûr à ceux qui ont pris la peine de lire cette thèse. Je me dois de préciser que les pré-rapports seront fort utiles pour une suite éditoriale qui se dessine en début 2024 …  L’objet de mon intervention n’est pas de faire état de la problématique du doctorant : ne l’a-t-il pas exposé devant nous ? Ne nous a-t-il pas exposé également l’intérêt – mais aussi les limites – de son travail, avec la rigueur et la modestie qui lui est coutumière ? Mon objet est ailleurs. Il s’agira de vous donner quelques éléments de contexte autour de cette élaboration théorique, lesquels me semble décisifs pour rendre compte de l’originalité et des difficultés qu’Akram Kachee a rencontrées durant ces années.  

               Les hasards de la vie ont fait que je me suis familiarisé avec la question libanaise, ce qui implique, bien évidemment de s’intéresser tout aussi sérieusement à la Syrie. C’est ainsi que, durant l’année 2011 – rétrospectivement, celle des illusions perdues – que j’ai rencontré Akram Kachee à l’occasion d’un événement de solidarité avec le peuple syrien. Ses préoccupations intellectuelles et son itinéraire professionnel dans le pays qui l’a vu naître – n’a-t-il pas travaillé dans l’administration économique syrienne ? –  se sont avérées en accord avec ce qui, de mon côté, n’étaient que de très vagues intuitions méritant un véritable travail d’approfondissement. D’où, en plus des siennes stricto sensu, des publications conjointes, dans la presse, comme Médiapart, et surtout dans des revues en sciences sociales et humaines, comme Astérion, la Revue du Mauss ou Omran

               Ce travail fut rendu très long et difficile parce que le doctorant n’a pas reçu de soutiens des organismes publiques d’enseignements ou de recherches. Oui, je me permets, dans cette enceinte, et très précisément parce que je suis ici, d’en déplorer la carence. En vérité, les idées défendues étaient trop hétérodoxes eu égards aux études syriennes. Pire, le climat actuel des sciences sociales n’est pas propice – peut-être plus pour très longtemps, d’ailleurs  –  à la reconnaissance de l’intérêt de la problématique défendue par Akram Kachee.

              Qu’on me permette de revenir sur ces éléments contextuels.

              D’abord, ce travail contredit bien des aspects les lectures devenues hélas traditionnelles de la crise syrienne. Or, malgré leur faible pertinence et leurs incohérences, ces interprétations expriment des passions idéologiques puissantes qui maltraitent la réalité pour la consigner dans leur lit de Procuste. Les quelques voix dissonantes sont ainsi priées de se taire par les deux parties au nom de la science ou de la morale, ou plus précisément d’une «  science »  qui cache mal son contenu moral, au mieux, ou ses désirs d’emprise, au pire. Tel est l’état des choses et les difficultés auxquelles doit faire face tout chercheur refusant d’être aliéné aux idées dominantes en la matière.

              Certes, nous savons inévitable la tentation propres aux sciences sociales (ne faudrait-il pas d’ailleurs dire « savoirs sur la société » ?) : présenter comme scientifiquement exact ce qui n’est qu’illustrations de préconceptions idéologiques. La confusion des genres entre vérité et politique, ou entre normatif et positif, est encore trop courante en nos disciplines en dépit, tout de même, de deux ou trois siècles d’existence. A cet obstacle traditionnel, que doit affronter le travailleur intellectuel pour autant qu’il est libre, obstacle qu’il faut toujours et sans relâche rappeler avec force, il faut ajouter un deuxième élément qui aggrave ce problème. Il s’est produit depuis quelques décennies une rupture dans l’idéal scientifique, rupture qui eût étonné Karl Marx lui-même.

              Je invoque son nom car nul plus que lui n’a dénoncé avec autant de force et de ferveur l’immoralité et la nocivité du mode de production capitaliste. Et pourtant, comme l’attestent, entre autres, un ouvrage relativement récent de Marcello Musto (Les dernières années de Karl Marx collec.? « Questions républicaines », PUF), il est établi que le grand penseur communiste était fort soucieux de connaître et de comprendre aussi bien les faits socio-économiques que les avancées de la science (celle qu’on dit parfois « dure » avec de bonnes raisons), les mathématiques devenant même un moyen de sa quietness of mind (p. 71) écrivait-il. On sait aussi l’intérêt qu’il manifesta envers l’œuvre de Charles Darwin. Il serait ainsi bon que certains épigones autoproclamés (bien syncrétiques à la vérité) de Marx s’intéressent quelque peu aux développements récents de la théorie de l’évolution ou, au minimum, de ne pas se censurer ceux qui s’en inspirent. 

              Alors, je prends une liberté, dans ce temple du savoir où nous sommes réunis : invoquer ce mort, un Old Dead White Man qui est ! Qu’on me  pardonne cet acte de nécromancie intellectuelle : j’affirme que Marx aurait volontiers souscrit à deux affirmations 1/ celle d’Alan Sokal et Jean Bricmont (Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997) selon laquelle la « nature n’est pas un texte », fait contesté par d’affligeantes dérives postmodernes 2/ par ailleurs, nos savoirs sur la société, ainsi le martelait aussi Max Weber, sont des sciences empiriques. Bref, le réel existe. C’est, comme l’écrit Lacan quelque part, ce qui revient, sans fissure. Doit-on le rappeler à ceux qui politisent le savoir ? Voilà donc la difficulté que je résume dans sa double dimension : la tentation idéologique a toujours été présente dans nos sciences, mais les dérives relativistes contemporaines aggravent considérablement cette difficulté initiale et nuisent à la liberté du chercheur.

              Il ne s’agit pas d’interdire au chercheur d’être le militant d’une cause, ce qui est d’ailleurs de façon parfaitement assumé par Akram Kachee lui même, dont l’idéal politique est celui d’une Syrie laïque et démocratique – horresco referens ! -. Mais, tout de même, si l’on a la prétention d’être un peu savant, ne faut-il tout de même que le politique, en nous-même, fasse cet effort de mise à distance de ses passions et d’accepter que son contradicteur puisse ne pas être un monstre moral ? Ne faut-il pas accepter, dans le domaine du savoir, ce qui est admis dans la cité démocratique, c’est-à-dire la concurrence raisonnable des idées ? C’est-à-dire une véritable confrontation qui ne soit pas imprécations ou dévoilements de l’hérésie supposée d’autrui ? Ces vieux problèmes de l’« objectivité de la connaissance » ou de la « neutralité axiologique » ne semblent pouvoir être résolus que par l’acceptation par tous d’une culture réellement démocratique (pour certains) ou authentiquement libérale (pour d’autres), dans le sens de la mise en œuvre d’une compétition praticable et raisonnée des idées. Soulignons qu’il n’a rien de très original dans l’idée que la concurrence soit une procédure de découverte, comme le soutenait avec force un autre et bien différent Old Dead White Man, radicalement libéral par surcroît, Friedrich Hayek. Encore faut-il qu’elle soit rendue pensable puis possible. Vaste programme …

             Quelques précisions pour finir sur la nature de ces passions étouffant de débat en notre affaire syrienne. Pour certains, le régime syrien a l’avantage, d’abord, d’être ce pays de la « ligne de front » (contre Israël) qui « résiste » encore, à un moment où l’abdication de l’Égypte et l’effacement de l’Irak ont affaiblit considérablement la combativité du monde arabe dans le traitement de la question de Palestine. Il y a, évidemment, au fond de cette attitude, une réminiscence de l’idéal anticolonialiste de jadis. Selon ce point de vue, les pays arabes qui financent l’insurrection à partir de 2011, ne feraient que continuer la vieille geste réactionnaire des années 1960 contre le nassérisme et le bassisme, les ennemis d’alors des monarchies réactionnaires. A côté de ces passions d’une gauche universitaire-occidentale (souvent bien vieillissante), il y a une conviction, réellement partagée dans le monde arabe, d’un complot ourdi par l’Occident et ses relais régionaux, parfois bien plus dans le Maghreb que dans le Machrek. Continuant envers et contre tout d’opposer la «  liberté formelle » – illusion occidentale supposée –  à la « liberté réelle », assurée malgré tout (assure-t-on) du Vénézuela à la Syrie, ces chercheurs, issus de l’ancien idéal progressiste, ont jugé que les manifestations contre le parti unique de Bachar Al-Assad étaient une forme de colonialisme mental. D’autres chercheurs, plus jeunes, qui ont pu être à gauche et garder certains fondements anti-coloniaux, rajoutent une autre dimension : malgré toutes ses imperfections, le régime syrien reste le meilleur compromis possible pour une société en développement, toujours traversée par le communautarisme (ce principe étant pensé comme structurant fondamentalement les sociétés proche-orientales).

             Dans l’autre camp, l’insurrection a été magnifiée, parce qu’on y voyait le triomphe de l’idée démocratique à travers le monde. Et pourquoi pas même, comme le fit un politiste connu, la révolution mondiale prophétisée par Trotsky. Selon ce point de vue, « tout ce qui bouge est rouge » …  Bien sûr, cette gauche sentimentale aurait sans doute pas eu beaucoup d’échos si elle n’avait eu le soutien d’autres chercheurs pour qui l’islam politique incarne l’Orient authentique. Il faut croire, malgré leur lecture (parfois furieusement) apologétiques d’Edward Said, que ces universitaires n’ont rien trouvé de mieux que d’échanger l’ancien orientalisme pour une nouvelle « essentialisation ». Pour paraphraser Marx, la clef de l’éternité du ciel oriental serait donc l’islam. C’est pourquoi les dérapages orchestrés, dès le début de la révolte par les Frères musulmans (ennemis de toujours du régime actuel), aurait dû être minorés voire tus. 

             S’inquiéter des dérives communautaristes serait donc, selon cette gauche-là, un luxe d’universitaires et ou de minoritaires négligeant que l’islam est profondément populaire. Par conséquent, oser d’embarrassantes questions sur le soulèvement serait ipso facto anti-démocratique. La question des minorités, qu’elle qu’en soit la nature, ou le problème des droits humains, en général, importe peu selon cette tendance contemporaine qui en vient à sacrifier toute forme de liberté individuelle au profit de ce qu’elle juge être l’authentique essence d’une société. Ruse étonnante de l’histoire des idées, mais qui n’est pas si nouvelle que cela. Dans son principe, cette position défendue par cette gauche est tout à fait celle de la vieille extrême-droite … 

             Quoi qu’il en soit, la fuite hors d’Iran d’Abdollah Bani Sadr avait révélé à quel point ces raisonnements, il a plus de 40 ans déjà, n’avaient pas beaucoup de fondements, ce qui est occulté systématiquement par trop de chercheurs-militants. Pour ces nouveaux « orientalistes », fascinés par la théologie au point qu’ils sont fascinés et façonnés par elle, tout devient possible, même l’incroyable ou le déraisonnable. L’un, s’agaçant des inquiétudes d’un autre chercheur en ces matières, lui expliqua simplement que, en raison de son origine, il n’avait pas son mot à dire. Ainsi disparaît l’idéal de la science ! 

            C’est pour toutes ces raisons que la voix singulière d’Akram Kachee, qui tente de transcender les lectures traditionnelles de la crise syrienne, tout en retenant ce qu’elles peuvent avoir (malgré tout) de fécond,  n’a pas pu trouver de soutiens à sa mesure. Je crois que son travail de thèse, qui sort de ses sentiers battus, des vaines passions et des politisations à outrance, mérite tout au contraire, notre appui.

Je laisse au jury le soin maintenant d’en délibérer.

1 Commentaire

  1. Eric Verdeil

    Bonjour Jérôme, merci pour ce partage et ce texte de salut public. Tu devrais en faire une dernière relecture pour en nettoyer les quelques scories restantes. Je me réjouis beaucoup de la soutenance de Akram et j’espère que sa thèse pourra devenir un livre.

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