Nadjib Abdelkader
L’ancien gouvernement des Berbères, une démocratie méconnue ¹
C’est en 2014 que l’anthropologue anglais, Hugh Roberts, spécialiste de l’anthropologie algérienne, en particulier du Djurdjura, a publié ce livre sur l’organisation politique kabyle ancienne, mais il fallut attendre presque 10 ans pour pouvoir bénéficier d’une traduction. C’est maintenant chose faite grâce aux éditions Barzakh, une maison d’édition algérienne, avec la collaboration de Charlotte Perrin, dont le travail a été salué par l’auteur, lui-même francophone.
Cet ouvrage peut être divisé en deux parties : les quatre premiers chapitres nous proposent une analyse du système politique si particulier à la Kabylie (en particulier du Djurdjura). Vient ensuite une contextualisation en tant que construction historique. Enfin, le huitième chapitre n’étant qu’une courte conclusion ouvrant sur certaines questions politiques d’actualités. Chacun des sujets abordés sont saupoudrées d’analyses réfutant ou confirmant les thèses de chercheurs qui ont précédé ce livre. Dans un souci de clarté, nous allons remonter en amont de cette œuvre en commençant par la seconde partie pour ensuite revenir plus longuement sur la première.
Pour Hugh Roberts, la genèse de cette organisation politique se situe vers le XVIe siècle, dans un contexte houleux : la guerre opposant les Espagnols, qui contrôle certains comptoirs au Maghreb, au sultanat Hafside (1228-1574), qui domine la Tunisie et la moitié nord-est de l’actuelle Algérie, allié aux frères Barberousse, corsaires turcs. Avec la chute des Hafsides, c’est la famille descendant d’Ahmed El Qadi (ancien fonctionnaire Hafside probablement originaire de Bejaia) qui mobilisa les tribus kabyles aux côtés des frères Barberousse contre les forces Espagnoles puis les populations autochtones récalcitrantes. Mais cette alliance n’allait pas perdurer. Pour l’auteur, la faute en revient aux corsaires turcs, coupables de ne pas avoir respecté leurs engagements vis-à-vis de l’ancien sultanat. La chute de ces derniers allait laisser les coudées franches aux Barberousse qui, au nom de l’empire Ottoman, installait un système appelé Régence. Ni principauté, ni État, l’auteur définit celle-ci comme une entité militaro-administrative, basée sur une logique d’exclusion des populations autochtones. En témoignent les relations délétères entre troupes ottomanes à proprement parler et mercenaires d’origine indigène (principalement Kabyle). A côté de ce système, se trouvait en Kabylie le Royaume de Koukou, pas tout à fait royaume (comme entité politique unifiée collectant l’impôt), mais seigneurie de guerre alliée aux forces politiques et militaires du Durdjura. Pendant une période de 2 siècles et demi, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle les relations entre ces deux principaux acteurs allaient de l’alliance à l’hostilité².
Aux problèmes posés par la présence turque, venait s’ajouter l’équation des Imrabden (marabouts), lignages de missionnaires originaires des anciens royaumes Almohavides. Issus de migrations du XIIe-XIIIe siècle, ce phénomène est lié aux changements politiques et militaires survenus au XIe siècle. Mais c’est au XVe et XVIe siècle que ce mouvement atteignit l’apogée de son influence. Par la suite, une seconde vague de migrations maraboutique eut lieu au XVIIIe siècle. Ces derniers fondant des villages et communautés, deviennent une force politique, tirée de leur intégration dans la société kabyle et de leurs liens (religieux et politiques) avec les forces citadines des plaines (oulémas et Régence Ottomane). Bien que musulmane et en dépit de l’intégration de ces lignages de missionnaires, la société Kabyle (en particulier dans le Djurdjura), voyait dans leur montée en puissance un potentiel danger politique³ .
Durant cette période, la société Kabyle, rurale, montagnarde et sans État avait à faire face à un contexte politique de guerres provoquant la chute d’une monarchie établie, ainsi que l’expansion agressive de la Régence Ottomane. A cela s’ajoutait les conséquences démographiques et migratoires de cette violence (migration massive venue des plaines et basses terres) et montée en puissance d’une population dans la population (Imrabden)⁴. La réponse des habitants du Djurdjura à ces troubles fut l’établissement de ce que l’auteur qualifie de self-government⁵ au fonctionnement démocratique⁶.
C’est dans les 4 premiers chapitres que l’anthropologue présente ces institutions et leur esprit. Il se concentre sur une communauté en particulier, les Igawawen (زواوة Zouawa en arabe, Zouaves en français) qui, dans l’histoire kabyle et algérienne de ces deux derniers siècles, a produit un grand nombre de figures politiques, intellectuelles et culturelles nourrissant les mouvements anticoloniaux et démocratiques (Amirouche Ait Hammouda, Ali Boumendjel, Fadhma Ait Mansour, Jean et Taous Amrouche, Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun ou encore Matoub Lounes).
S’il parle de self-government, c’est parce que la société organise ses villages sans que soit requise la présence d’un administrateur extérieur affilié à un monarque ou une administration centralisée autour d’un palais. Fonctionnement démocratique, parce que les villages sont organisés autour de l’institution de la thadjma’th (Thidjemu’a au pluriel)⁷, assemblée du village au sein de laquelle sont réunies les différentes maisons pour débattre, délibérer et légiférer. Aux yeux d’Hugh Roberts, celle-ci possède tous les attributs d’une authentique institution politique. Si thadjmaa’th n’est pas à proprement parlé une spécificité kabyle (on en trouve sur l’ensemble de l’Afrique du nord), c’est son fonctionnement et le sens que les Igawawen vont lui donner qui en font un cas à part. Hugh Roberts distingue 2 significations :
- Assemblée délibérante, corps législatif souverain et tribunal. Il en existe de plusieurs sortes : Thadjma’th n Oukil, assemblée des sages, qui se réunit hebdomadairement (ou toutes les deux semaines), dans lequel les hommes du village peuvent assister aux débats sans y prendre part. S’il pointe une potentielle dérive oligarchique, l’auteur souligne que cette tendance n’est pas plus forte que dans les assemblées représentatives d’un Etat moderne. Aussi, il explique que chez les Igawawen, les prérogatives de ce conseil sont limitées à la gestion des affaires courantes (trancher les litiges, examiner les plaintes), en présence des concernés. Au-delà, c’est l’ensemble des hommes de la communauté qui sont appelés à délibérer sur les problèmes plus politiques (promulgation d’une nouvelle loi, construction d’un nouvel équipement public ou relations avec l’extérieur). La participation à ces aberah (réunions publiques) est obligatoire, sous peine d’amende. Enfin, le respect dû aux uqqal (Oukil au singulier) – les Sages – ne leur permet pas de dominer ces réunions publiques.
- Lieu de réunion informelle, forum, centre de la vie publique en général (en dehors des procédures politiques ou judiciaires)⁸.
L’anthropologue décrit ensuite le rôle des temmam (tammen au singulier), désignant des garants. Ceux-ci ne représentent pas leur lignage (groupe intermédiaire entre Axxam (maisons) et adrum (clan) mais s’en portent garants devant thadjma’th. Ce sont eux qui garantissent le respect des décisions prises par l’assemblée, la participation aux mobilisations et le comportement des leurs. Ce sont aussi les intermédiaires entre un plaignant et l’assemblée (en tant que membre de ladite assemblée et non en tant que garant ou avocat). Dans la vie politique des Igawawen, l’on en compte deux types :
- Le Tammen bu afrag, qui répond de son lignage devant tadjmaat, y rapportant les infractions au Qanun (code de lois).
- Le Tammen n’lakda, nommé par l’aberah sur ses qualités personnelles que sont l’intégrité et l’esprit de décision sans lien avec son lignage. Il est celui qui collecte les amendes.
Pour Hugh Roberts l’existence de ces deux types de Temman, est l’illustration de la primauté du collectif. A l’inverse de l’homme politique dans un régime représentatif, ceux-ci représentent l’assemblée du village devant leur lignage et répondent de leur lignage devant l’assemblée⁹.
Finalement, le village kabyle est décrit comme une « unité politique cruciale » (je souligne) à part entière formant l’unité constituante (à la différence des sociétés claniques habituelles). C’est le village qui était propriétaire des communaux, et c’est au sein de la thadjma’th que se réglaient les questions d’ordre foncier (réattribution des terres d’une famille éteinte ou partie), l’organisation des travaux d’intérêts collectifs (irrigation, entretien des places publiques, construction d’une maison pour de nouveaux arrivants) et les rituels de partage comme timshret (sacrifice de bœufs dont le nombre est calculé afin d’avoir une distribution scrupuleusement égale des lots de viande). L’auteur souligne que chez les Igawawen, le village ne tenait pas son unité de la parenté¹⁰.
Ceux-ci se regroupent ensuite en ‘arch, ici défini comme « communauté politique souveraine possédant et contrôlant un territoire défini »¹¹. Ce terme est souvent précipitamment traduit par le terme « tribu », mais l’auteur note que ce terme renvoie à une structure basée sur un lien de parenté, alors que dans le cas qui nous concerne, l’arch est d’abord une construction politique. En effet, appartenir à un village, puis à un ‘arch est une adhésion volontaire, jamais sous contrainte. Cette institution était dirigée par une assemblée égalitaire (exceptionnellement aristocratique), souveraine, avec pour mission la défense de ses villages et ses individus¹². C’était également une source partielle de lois touchant la vie sociale ainsi que les questions liées aux meshmel (communaux, pâtures, bois, cours d’eaux, terres arables) sur son territoire¹³. Cependant, bien qu’échelon plus vaste, il n’était jamais question de rogner ou transférer la souveraineté des villages à l’assemblée de l’arch. En d’autres termes, si deux niveaux de souveraineté existent, en aucun cas l’un ne dégrade la souveraineté de l’autre. Enfin, s’il arrivait que différents ‘arch se regroupent en taqbilt, ce ne sont (aujourd’hui encore) que des cas extrêmement exceptionnels¹⁴.
Au sein d’un ’arch, il se forme un thaddarth (thudrin au pluriel) faisant référence à un lieu de résidence d’environ 200-300 personnes d’une vingtaine de lignages. Ce terme désigne deux choses :
- Un grand village réunissant un certain nombre de familles de différentes origines, entièrement autonomes, à la condition d’appartenir à l’’arch.
- Un village composé de familles étroitement liées les unes aux autres, dépendant de plusieurs hameaux soumis aux décisions du groupement.
Là encore, l’appartenance à un thaddarth est volontaire. Le plus souvent situées au sommet d’une crête, les Thudrin de petites tailles et dispersées se regroupent en tufiq (tuwafeq au pluriel) afin de constituer une unité politique s’exprimant dans les assemblées rassemblant l’ensemble des thudrins qui composent l’arch¹⁵.
Après avoir posé le système institutionnel kabyle, le livre analyse sa dynamique. L’auteur y décrit le système des sfuf (rang, ordre, alignement), à ne pas confondre avec un clan. En effet, l’appartenance à un sfuf ne se fait pas sur la logique du sang mais sur une logique politique. Ce terme désigne au sein des villages et des ‘arch un système de division et compétition entre partis. Cependant, l’auteur distingue les partis tels que conçus dans le paradigme occidental représentatif (libéral), du sfuf qui n’est pas une organisation hiérarchique dirigée par un bureau politique autour d’une idéologie, mais qui repose sur 4 piliers :
- L’autorité de thadjma’th et la primauté du corps législatif.
- Chaque parti fait partie d’un ‘arch (et donc de son assemblée).
- En dépit d’une égalité formelle, les aléas de l’existence font que certaines sont plus prospères, plus grandes et plus influentes que d’autres.
- Au sein des différents villages, la population est constituée d’un certain nombre de lignages réunis en différents groupes.
Dans ce cadre, les seff se reconnaissent comme participant au cadre commun acquis à conserver, de même en ce qui concerne la structure de la société. La politique est organisée selon un schéma bipartite sur une logique interclasse, et l’appartenance à un seff est toujours volontaire. Aux yeux de l’auteur, ce n’est ni un parti, ni une alliance ni une unité de gouvernement¹⁶.
Bien que l’on y élise des responsables et un amin, thadjma’th n’est en rien un corps électoral, mais une assemblée délibérante sur laquelle repose la souveraineté de l’’arch. La logique de ce système consiste en l’organisation et la hiérarchisation des antagonismes, permettant de structurer et simplifier les débats, sans pour autant les faire tomber dans le simplisme. Cela est dû à la souveraineté des assemblées où au sein desquelles sont concentrés les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, qui nécessite un nombre limité de partis. Cela permet à la fois une certaine stabilité politique (dans un environnement agité) ainsi qu’une certaine souplesse et fluidité politique. En effet, Le livre met le doigt sur un certain nombre d’éléments flottants qui ont pour conséquence des changements de rapports de force¹⁷.
Le système de sfuf se reproduit au-delà du village, au niveau des ‘arch et même encore au-delà. Une des conséquences de cette extension des sfuf est d’offrir une garantie contre la possibilité d’un despotisme du parti majoritaire. Au niveau de l’‘arch (et au-delà), il apporte un équilibre des forces aboutissant à la préservation de l’intégrité de chaque communauté et la canalisation de possibles velléités belliqueuses. Cependant, cela occasionne également une complexification des contextes politiques. Ces alliances inter-villages et inter-‘arch se font sur des raisonnements complexes incluant des critères géographiques, topographiques mais aussi démographiques. Cet échelon est pour les sfuf décisif car c’est là que se déroulait le dépassement de la logique clanique par une logique politique. En d’autres termes, un sfuf n’était pas un regroupement de militants disciplinés, mais un forum où se formaient les opinions publiques, propres à cette organisation politique particulière¹⁸.
Une telle conception de la politique n’est pas sans produire sa propre conception des lois (qanun, au pluriel qawanin). Celles-ci sont éditées par l’assemblée du village, mais il y a également possibilité de lois décrétées au niveau de l’arch (toujours dans le souci de ne pas nuire à la plaine souveraineté du village). Hugh Roberts distingue 5 types de lois :
- Celles prohibant certains actes.
- Celles régulant l’accès aux meshmel (communaux), espaces et édifices publics.
- Celles définissant les coutumes (montant de la dot, durée du délai de préemption des terres etc.)
- Celles définissants certaines obligations coutumières et conditions d’exécution (présence aux réunions de Thadjmaa’th, participation aux travaux collectifs etc.)
- Celles régulant les relations contractuelles, partenariats commerciaux etc.
Aussi, le droit kabyle se basait sur 3 sources :
- Le Coran et la Shari’a, pour la religion et d’hygiène
- L’Ada, sur les coutumes générales, pour le droit des accords, transactions immobilières et statuts des personnes
- Urf, pour les usages locaux spécifiques, modifications de l’ada par un village ou aarch (dans un souci d’adaptation aux contextes changeants)¹⁹.
C’est aussi au sein des assemblées, en tant que cours de justice, que se réglaient antagonismes et litiges, avec pénalisation sévère des recours à la violence (physiques, menaces ou même langagières), fixée au sein d’un barème. Il est précisé que le code d’honneur est inclus dans le code de lois, que l’assemblée se donne pour mission de conjurer un potentiel état de guerre entre familles et prévenir les vendettas. Pour cela, le droit de punir ou venger revenait à la communauté via thadjmaa’th²⁰.
Le livre évoque également la situation économique dans un système politique aussi décentralisé. Sans employer le terme, il décrit une économie encastrée dans le social et le politique ; le droit définissant les statuts des terres, l’usage et les fonctionnements des marchés etc. Du reste, ces derniers étaient mis sous la protection de l‘arch où ils se trouvaient. En dépit d’un manque de terres arables, cette organisation permit de sécuriser les moyens d’une subsistance autonome, tout en surproduisant pour l’exportation (surproduction d’huile d’olive, figues), et d’établir et maintenir une activité d’élevage. Loin d’être submergées par une situation de misère, les ‘arch kabyle (et en particulier Igawawen) ont su tirer profit de l’apport des migrations fuyant les violences dans les basses terres et les villes. En effet, celles-ci ont su intégrer culturellement, politiquement et économiquement ces populations venues avec leurs savoir-faire artisanaux (poterie, bijouterie, armurerie, menuiserie). S’est ensuite établit un vaste réseau commercial avec les centres urbains à travers le Maghreb permettant de pourvoir aux besoins de la production artisanale et des denrées alimentaires que la région ne pourrait produire (semoule, dates etc.). Celles-ci ont également su tirer profit des besoins de l’administration ottomane en matières premières (bois, pierres, liège), à cela il faut ajouter une émigration choisie : les migrants étaient choisis parmi les fils (préalablement mariés, afin de s’assurer de leur retour) qui devaient travailler en ville (principalement Alger) afin d’envoyer de l’argent à la maisonnée²¹. Aux yeux d’Hugh Roberts, si cette prospérité économique des ‘arch kabyles du Djurdjura trouve sa raison dans le commerce extérieur (principalement avec Alger) les « qualités particulières de leur organisation socio-politique », de par leur plasticité, n’y sont pas étrangères²².
Un long dernier chapitre (109 pages) est consacré au cas complexe de l’exhérédation des femmes vers le milieu du XVIIe siècle. L’auteur propose une lecture d’anthropologue et historien, nous préservant des leçons de morale sur un sujet potentiellement explosif. En effet, celui-ci nous gratifie d’un rigoureux travail de contextualisation politique, religieux et social. Il ressort de ce travail que les ‘arch durent faire face aux ambitions conquérantes turcs. Cependant, si celles-ci représentaient une menace extérieure, elle agissait à l’intérieur via l’activité des institutions religieuses ((Imrabden) et zaouïas liées aux oulémas citadins soumis à l’autorité de la Régence. La résolution du conflit interne en défaveur de ceux qui soutenaient les Ottomans mit une fin définitive aux velléités Ottomanes, à la suite de quoi, un grand débat de société anima l’ensemble des ‘arch. Celui-ci portait sur le danger que représentaient les institutions religieuses (lignages maraboutiques et zaouia) menaçant de faire dériver cette société libre vers un régime de type féodal.
En effet, en l’absence d’héritier mâle, un bien (immobilier) revenait à une institution religieuse, avec usufruit laissé à la mère jusqu’à son décès, la famille voulant retrouver le bien devait le racheter à l’institution religieuse. Face à ce problème, l’astuce traditionnelle consistait à accorder sa part d’héritage à une fille mariée au sein d’une autre famille, afin d’en faire don à sa famille d’origine. Ainsi, l’auteur avance l’idée que l’exhérédation des femmes avait pour but d’isoler les Imrabden de leurs alliés extérieurs. Ceux-ci se voyaient forcés à non seulement accepter cette rupture avec la shari’a, mais en plus à la justifier théologiquement. Cela eut pour conséquence de faire condamner cette mesure par les Oulémas des villes (aux mains des turcs) et d’isoler les lignées maraboutiques et zaouïas²³.
Finalement, Hugh Roberts nous explique que l’identité kabyle, dont les Igawawen représentent la quintessence (ou le modèle le plus abouti) est moins une réalité ethnique ou raciale qu’une construction historique, politique et sociologique. Il note qu’il n’y a pas de société à l’état de nature (dans le sens hobbesien du terme) mais une société de villages strictement gouvernés :
« L’insociabilité des Igawawen a été disciplinée précisément grâce à un ″art extorqué″ – l’art politique, l’art empirique et novateur d’inventer des arrangements permettant de gouverner les forces sociales vitales – au moyen duquel il a été fait en sorte que les intérêts particuliers qui divisaient les habitants d’un village des Igawawen s’expriment sous forme d’antagonismes à l’intérieur de la société et non d’antagonismes qui excluaient la société ou la subvertissaient.
Les principales arènes où s’exprimaient ces antagonismes étaient les Thidjemmu’a »²⁴
Plus qu’une simple organisation politique et institutionnelle, c’est une conception de l’être « Homme » qui se réalise dans un tel environnement. En effet, dès leur plus jeune âge, les enfants se socialisent dans cet environnement au contact d’adultes qui s’y sont eux-mêmes socialisés. En plus d’être le lieu des débats, délibérations et des règlements des conflits, Thadjma’th est le lieu de rencontres intergénérationnelles où se transmet la mémoire de la communauté. Là, ils y acquièrent une façon d’être homme (y compris dans le sens viril du terme) comme zoon politikon. Celui-ci se définit et s’exprime par une activité civique, une participation à la vie de la communauté, et se caractérise par une capacité à affronter la conflictualité sans violence, par l’usage de la parole, au-delà de l’étroite défense de son intérêt bien compris²⁵. En d’autres termes, c’est la vie dans un village kabyle qui forme les jeunes à savoir gouverner et être gouverné (Aristote). Cela ne va pas sans une idée de l’homme d’honneur qui consiste en la propriété de terres (Thadjma’th est une assemblée de propriétaires terriens dans une société où quasiment tout le monde l’est, sans serfs, ni employés de ferme), porter les armes, et l’aspiration à devenir un homme accompli : argaz ikamel ; doué d’une capacité de s’acquitter de plusieurs taches (le labour, la construction, le commerce, la politique, la guerre)²⁶.
Si Hugh Roberts reprend l’expression d’Emile Masqueray, la cité Kabyle, cela ne signifie pas que le village kabyle serait une reproduction délocalisée de la cité grecque, mais une disposition d’esprit. Le régime politique n’est pas établi pour refléter la société mais pour lui permettre d’être gouvernée en contenant les clivages. Au contraire d’autres communautés Chaouias (Aurès) ou chleuh (Sousse marocain), la cité kabyle ne s’appuie pas sur la parenté mais sur le droit (le Qanun). Cela a permis, et permet encore aujourd’hui, de surmonter les problèmes « potentiel centrifuge insociable » des institutions familiales (lignée, clan etc.). C’est par leur implication directe dans le système politique, qu’est tué dans l’œuf le potentiel dévastateur des comportements antisociaux. Ainsi, primait l’intérêt général sur le code d’honneur et les intérêts particuliers. Ce dépassement des liens du sang par l’appartenance géographique et le système des sfuf, ainsi que l’intégration des antagonismes ayant pour effet de les canaliser (et les contenir), permet de voir s’instaurer un système de maintien de l’ordre indispensable au self-governement que l’auteur du livre qualifie d’ « ordonné et efficace », sans forces de l’ordre²⁷.
A ses yeux, le fait que le système politique et sa dynamique repose sur la notion de choix et non de parenté, permit que se développe une forme d’individualité qui se situe aux antipodes des théories libérales, de l’individualisme utilitariste de Bentham ou de l’égoïste dit rationnel d’Ayn Rand. En effet, alors que ces théories postulent l’inexistence de la société, l’individualisme kabyle est ancré dans ce que Polanyi appelait « reality of society ». Le Kabyle est un individu du fait qu’il est un citoyen (membre, participant activement à la vie d’une communauté politique, au sein de ses institutions, dans laquelle il a des droits). S’y opère alors un mouvement dialectique entre l’individu et le groupe, qui est illustré par les proverbes dont l’auteur nous gratifie ; « Irgazen s yegarzen, rebbi wahd-es » (les hommes existent à travers les autres hommes, seul dieu se suffit à lui-même) ou « tadjmat arteɣnu yiwen, yiwen ur iɣennu tadjmaar » (Tadjmaat enrichit un homme, mais un homme n’enrichit par Tadjmaat)²⁸, auquel s’ajoute un extrait de Mouloud Feraoun : « la djemaa est à tout le monde en général, et à chacun en particulier »²⁹.
Cependant, si cette société a emprunté la voie de l’auto-organisation sur ces principes authentiquement démocratiques, elle avait également ses exclus. Les Imrabden n’avaient pas accès aux prises de décisions, aux délibérations et aux votes, même si dans les temps précoloniaux, ils bénéficiaient d’autres moyens d’influences. Autre catégorie d’exclus, les aklan (akli au singulier), descendants d’esclaves en fuite (ce n’était pas une société esclavagiste), recueillis et pratiquants des métiers jugés subalternes (bouchers, mesureurs de grains, musiciens). Il est noté que ces deux catégories n’étaient pas considérées comme étant des Kabyles. Concernant les femmes, elles n’avaient pas accès aux assemblées du village et étaient exclues des prises de décisions formelles. Cependant, et c’est là un point faible du livre, celui-ci ne s’attarde pas sur la séparation des taches, des espaces (et même dans certains cas des langages) genrés, sur le principe d’une asymétrie entre « différents complémentaires » (Illich). On ne peut que regretter cette absence d’analyse sur un sujet pourtant bien connu des anthropologues.
De là, il passe à côté du rôle informel des femmes dans la politique du village (le rôle des sources d’eau vues comme la thadjma’th des femmes). Est également occulté le fait que ce sont elles qui sont les gardiennes de la mémoire et du verbe via leur art poétique dépeignant les affaires du village et ses évènements marquants (jusqu’à aujourd’hui, la chaine de télévision BRTV diffuse des reportages sur les doyennes des villages qui content envers l’histoire de leur communauté). Aussi, un chapitre sur la poésie kabyle aurait permis d’approfondir la question des femmes et réhabiliter leur rôle politique au sein de cette culture orale. Cependant, la poésie n’est pas le monopole des femmes, de grandes figures ont également contribué à ce patrimoine immatériel : une tradition s’est ainsi prolongée sous l’époque coloniale (Si Muhand U M’hand, Cheikh L’Hasnaoui, etc.) puis dans l’Algérie post-coloniale (Slimane Azem, Idir, Ait Menguelet, Matoub), et se prolonge aujourd’hui encore. Il aurait été donc heureux de consacrer un chapitre sur le rôle et la place de la poésie dans la société Kabyle comme éducation au bien-parlé et dans la transmission de la mémoire (Les travaux de Mouloud Mammeri sont fondamentaux pour comprendre l’esprit des zoon politikon kabyles).
Néanmoins, en dépit de ces manques, le livre d’Hugh Roberts est fondamental à plus d’un titre. Mettant en pièce l’idéologie coloniale du mythe kabyle, il permet de comprendre cette spécificité politique et culturelle comme construction historique et sociale plutôt que comme un fait ethnique. Il donne également des clés de compréhension de l’histoire du combat anticolonial, puis démocratique dont de nombreuses figures demeurent héritiers de cette tradition. Sa lecture ouvre également des portes de compréhension sur la lutte contre les politiques d’arabisation et d’islamisation, très ancrée en Kabylie où elles furent vécues comme une tentative d’ethnocide (alors que du côté de l’Algérie arabophone, elles consistaient en une politique de standardisation culturelle contre le darija et ses diversités³⁰, contre laquelle se sont soulevées des figures comme Kateb Yacine, le groupe Debza (voir Benrabah, Mohamed. Langue et pouvoir en Algérie. Histoire d’un traumatisme linguistique. Paris, Séguier, 1999, 350 p.).
Enfin, dans une Algérie où, en dépit de problèmes politiques majeurs, les questions culturelles et identitaires semblent plus apaisées³¹, ce livre devrait intéresser aussi bien les sociologues algériens que les penseurs et militants de la démocratie en Algérie et ailleurs. Dans un pays en quête de changements qui ne soient pas une occidentalisation, ce livre démontre que la démocratie en Algérie, comme ailleurs, peut naitre de ses propres ressources culturelles, pour dans un second temps y ajouter des apports extérieurs. Au-delà, il offre une réfutation potentiellement létale aux arguments venus de certains régimes technocratiques ou autocratiques via leurs idéologues (comme Alexandre Dougine, Zhang Weiwei et autres militants tiers-mondistes ou néo-tiers-mondistes adeptes d’un certain exotisme malsain). Sur la base de raisonnements simplistes et d’un culturalisme superficiel (où se confondent démocratie et libéralisme), ceux-ci décrivent la démocratie comme une idéologie venue de l’Occident néocoloniale, justifiant les régimes dictatoriaux. Ici, il est démontré que la démocratie est une construction historique qui s’exprime et se fonde dans les termes d’un peuple occidental ou non, indépendamment de considérations national-identitaires, prétexte à l’exclusion. Finalement, à l’instar de Cornelius Castoriadis pensant l’exemple de la démocratie athénienne plus comme un germe que comme un modèle clé en main, Hugh Roberts nous apporte une autre graine à semer dans un terreau pas si défavorable qu’on le croit.
¹ Recension critique de Hugh Roberts, Gouvernement berbère, la cité kabyle dans l’Algérie précoloniale, trad. Charlotte Perrin, éditions Barzakh, 2023, Algérie
² Ibid., chap. 5-6-7
³ Ibid., pp. 255-262
⁴ Ibid., p. 356
⁵ Ibid., p. 230
⁶ Ibid., p. 441
⁷ Je reprends les transcriptions de l’auteur. Lorsqu’il en donne plusieurs, je reprends celle qui correspond le mieux à la prononciation kabyle
⁸ Ibid., pp. 161-170
⁹ Ibid., pp. 173-180
¹⁰ Ibid., pp. 173-177
¹¹ Ibid., p. 99
¹² Ibid., pp. 94-101
¹³ Ibid., p. 120
¹⁴ Ibid., pp. 100
¹⁵ Ibid., pp. 104-106, 121-122
¹⁶ Ibid., pp. 225-226
¹⁷ Ibid., pp. 180-192
¹⁸ Ibid., pp. 193-206, 227
¹⁹ Ibid., pp. 125-127
²⁰ Ibid., pp. 142-144
²¹ Ibid., pp. 78-93
²² Ibid., p. 93
²³ Ibid., pp. 331-441
²⁴ Ibid., p. 159
²⁵ Ibid., pp. 171-172, 230
²⁶ Ibid., p. 188
²⁷ Ibid., pp. 227-229
²⁸ Ibid., pp. 230-231
²⁹ Ibid., p. 173
³⁰ Comparable aux politiques de sinisation de Taiwan sous Chiang Kai-shek, de germanisation sous l’empire allemand etc.
³¹ Certainement par la grâce des campus universitaires, en tant que lieux de rencontre entre étudiants originaires de toutes les wilayas et du travail de diffuseur culturel tel que l’éditeur de cette traduction, sans oublier l’action de nombreux militants politiques
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