Le fascisme et ses avatars
Jérôme Maucourant, Journée de l’économie, 2024¹

 

Le fascisme et ses avatars

– Avec Karl Polanyi et Pier Paolo Pasolini – 

 

Fascisme. Le mot connaît une fortune inattendue de nos jours. Son omniprésence dans les conversations est fascinante. À droite, on ose qualifier la gauche d’ontologiquement fasciste parce que le nom du parti fondé par Hitler faisait référence au socialisme ; à gauche, la moindre expression de l’autorité suffit convoquer le vocable de l’infamie. Pourtant, il faut s’extraire de cette déraison. À cet égard, l’œuvre de Karl Polanyi est intéressante. Écrivant au moment même de l’émergence de cette doctrine, il est en mesura l’exacte signification, dans un essai de 1935 intitulé « L’essence du fascisme ».

Lire ce texte peut convaincre que le fascisme historique a peu de chance de revenir sur le devant de l’histoire, comme le démontra Pier Paolo Pasolini plus tard. En revanche, l’un des ingrédient critique du fascisme, la contradiction entre capitalisme et démocratie, n’en finit pas d’inquiéter ; plus encore, la volonté ((typique du fascisme) de produire un homme nouveau à même de transcender ce que la modernité compte d’impasses ne disparut aucunement avec celui-ci. Le syndrome postfasciste affecte en réalité toutes les familles politiques, encore aujourd’hui. Comprendre ainsi la nature du danger totalitaire – inhérent à l’humanité depuis la révolution industrielle – est une façon de savoir ce qui compte vraiment

Il y a un peu moins d’un siècle, maintenant, Polanyi ne fut pas le seul –on pense à Georgi Dimitrov qui dirigea à la Bulgarie après 1945 – à comprendre le fascisme bien au-delà de ses évidentes manifestations comme l’autoritarisme intérieur, l’expansion territoriale et l’hyper-nationalisme, lequel se métamorphosa d’ailleurs en Allemagne en une chose différente, c’est-à-dire un impérialisme racial. Avec Hitler, un fascisme radical (une expression de Polanyi) – doté d’une idéologie de la lutte des races s’opposa frontalement à celle de la lutte des classes. Mais, pour comprendre le fascisme, il faut bien sûr remonter au moment de sa genèse, c’est-à-dire à l’Italie de la fin des années 1910. Dans un pays dont l’État était de construction récente, les dysfonctionnements du capitalisme furent encore plus évidents après la Première Guerre mondiale, ce qui ne put qu’aviver la raison d’être du fascisme, la contradiction entre économie (capitaliste) et politique (démocratique), trouble majeur de l’époque. 

Dans le cadre du capitalisme libéral du XIXe siècle, en effet, à un stade où le gouvernement représentatif n’avait pas inclus les classes ouvrières, les contradictions internes du capitalisme, se résolvaient par cette dévalorisation de l’humain que constituait l’effondrement du prix du travail à travers le mécanisme des dépressions périodiques. C’était l’époque du fameux « cycle des affaires ». Mais, à la fin de ce siècle, la montée des coalitions de salariés rendit plus difficile le processus de la relance spontanée de l’accumulation du capital. Plus, la généralisation du suffrage universel, si nécessaire à la légitimation de la société de marché à l’époque des masses, permit de représenter politiquement des intérêts antagoniques avec les exigences de la valorisation du capital.

Or, rappelle Polanyi, aucune société ne peut subsister quand les fonctions politique et économique ne peuvent s’harmoniser. Il est à noter que le capitalisme libéral avait une particularité qui le distingue de toutes les autres formes sociales qui l’ont précédé : la séparation institutionnelle entre l’économique et le politique. Sans ce trait singulier, la révolution industrielle n’aurait d’ailleurs pas été pensable. Seuls l’autonomie personnelle et le triomphe de l’intérêt économique pouvait bousculer avec succès les vieilles règles des corporations afin d’ouvrir la voie à l’ère mécanique (Machine Age). Le règne révolutionnaire de la bourgeoisie ne pouvait advenir que par la communauté organique prémoderne. Ainsi que Polanyi résuma le jeune Marx, critique du droit politique hegelien : « l’ancienne société avait un caractère directement politique ».

C’est pourquoi, dans les conditions nouvelles du XXe siècle, à l’heure de la démocratisation, de la société de marché et des machines, la reproduction même de la société implique l’alternative suivante : soit la démocratie s’étend à l’économie et c’est le socialisme – Polanyi rejoignant ainsi presque mot pour mot la définition de Jean Jaurès -, soit l’économie capitaliste englobe le politique supprimant ainsi la démocratie. Dans le cadre du « nouveau féodalisme industriel », l’État politique classique de l’ère libérale disparaît. Une partie majeure de l’action législative disparaît au profit du « pouvoir autocratique de l’industrie » et l’« unité de la société » est restaurée. L’Humanité politique comme citoyenneté disparaît au profit d’un être pour la production ; le fascisme est bien l’absolutisation de la société de marché. Ce nouveau système implique une liquidation des formes de la conscience morale héritée du judaïsme et du christianisme et la soumission de l’individu à la totalité. Le fascisme apparaît dès lors comme un projet post-politique ; une dimension pré-politique caractérise la version allemande par l’idéologie vitaliste Blut und Boden (« le sang et le sol ») d’une grande puissance de mobilisation ; l’eugéniste nazi, Walther Darré, assumait parfaitement la nécessité d’une transformation zoologique de l’humain.

La conceptualisation de Polanyi est ainsi éloignée des divagations contemporaines sur le fascisme. Toutefois, l’extravagante présence de ce mot n’est peut-être pas sans rapport avec des éléments profonds qui constituent le système fasciste. Celui-ci voulait l’économie capitaliste sans la démocratie politique. Or, cette exigence est satisfaite par la mondialisation, de façon donc plus économe que par la violence terroriste. L’empire des flux des facteurs de production a vidé progressivement de substance les décrets populaires ; les nations politiques en Europe, cœurs historiques d’une démocratie vivante, n’ont pas plus de pouvoirs réels que les parlements d’Ancien Régime. C’est d’ailleurs ce retrait du politique qui permet aux firmes de produire les règles du jeu socio-économique en raison de cette véritable corruption du politique par l’économie (le lobbying). Polanyi, dès 1943, d’ailleurs, mettait en garde contre les dangers d’une « fédération » qui aurait anéanti les potentialités d’une libre coopération des nations et aurait imposé partout les mêmes structures, ce qui était une des contraintes de l’Étalon-or. Toutefois, celui-ci était moins rigide – donc plus efficace que l’Euro-, comme l’avait même reconnu Martin Wolf dans l’une de ses chroniques, de la décennie passée de (traduite pour le journal Le Monde). Une dévaluation, en effet, y était toujours possible, alors que la monnaie unique n’offre que l’alternative : y rester ou en sortir².

Une autre victoire posthume du fascisme réside dans cette mutation anthropologique que constitua le développement d’une société de consommation. Pasolini fut sans doute l’un des penseurs des plus lucides à ce sujet, qui évoqua le « génocide culturel » lié à ce qu’il appelait justement « nouveau pouvoir »³. Comme il le précisait enfin, la théâtralité grotesque du fascisme n’avait pas entamé l’âme profonde des Italiens, au contraire de la société de consommation. Finalement, le fondement de l’ambition fasciste s’est réalisé d’une façon autre mais plus efficace : liquidation de la démocratie (nous vivons dans une oligarchie libérale disait Castoriadis⁴), création d’un homme nouveau, absolutisation de l’aliénation marchande et même – qui l’eût cru ? – grand retour des races et des sectarismes religieux !

L’analyse proposée paraîtra radicale. Néanmoins, on oublie trop souvent que l’historien-économiste hongrois se réclamait du socialisme, ce qui impliquait de dépasser le capitalisme et non de s’en accommoder. Ceci impliquait, aussi, de refuser les affirmations libérales à la Mises selon laquelle la souveraineté aurait été une « illusion ridicule » … ou selon laquelle le concept de nation aurait procédé du « tribalisme ». Il est à craindre que l’idéologie (néo)libérale, à force de vouloir nier toutes ces réalités humaines, en viennent à éprouver de plus en plus durement le réel selon Lacan, c’est-à-dire, ce qui revient, sans fissure.

Il n’y a pas de pensée politique sérieuse sans réalisme, comme l’enseignait explicitement Polanyi. Il est temps peut-être de renouer avec celui-ci …

 

 

Références⁵

Nadjib Abdelkader, Jérôme Maucourant, Sébastien Plociniczak, Karl Polanyi et l’imaginaire économique, Le Passager Clandestin, 2020.

Cangiani et Jérôme Maucourant eds., Essais de Karl Polanyi, Seuil, 2008.

Karl Polanyi, La grande transformation, Gallimard, 1983.

Pierre Paolo Pasolini, Écrits corsaires, Flammarion, 2018.


¹ « Savoir ce qui compte vraiment, avec Karl Polanyi ». En ligne https://www.youtube.com/watch?time_continue=3&v=Pu09LdxSNq0&embeds_referring_euri=https%3A%2F%2Fwww.journeeseconomie.org%2F&source_ve_path=Mjg2NjY  

² https://www.lemonde.fr/signataires/martin-wolf/ 

³ À propos de cet auteur, voir un site de référence :  https://revueaccattone.wordpress.com/author/ftribuzio/ 

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/cornelius-castoriadis-la-republique-telle-qu-elle-s-est-developpee-jusqu-a-aujourd-hui-que-moi-j-appelle-l-oligarchie-liberale-se-meurt-sans-une-participation-des-gens-5550354 

 Des références plus précises peuvent être obtenues sur demande, ce texte ne constitue que l’un des prolégomènes d’un livre en cours de rédaction …

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