Bordeaux
Jérôme Maucourant¹
Monnaie, société et souveraineté
-le cas de Mauritanie-
Je me dois, tout d’abord de remercier mes collègues, c’est-à-dire Matthieu Montalban et Alain Piveteau de l’honneur qu’ils me font de siéger dans ce jury aujourd’hui. Bien sûr, c’est tout naturellement le directeur de ma thèse soutenue en une époque déjà bien lointaine, Jean-Michel Servet, qui aurait eu une toute la légitimité pour être présent, aujourd’hui, à ma place : il m’a montré tout l’intérêt d’aborder la problématique de Karl Polanyi du point de vue de l’économie politique et de traiter la question monétaire en intégrant la dimension anthropologique. Par surcroît, son expérience du terrain africain était tout à fait importante dans ses recherches et enseignements. Le livre, qui aurait pu d’ailleurs être une référence très utile dans ce travail, Nomismata : état et origines de la monnaie (publié en 1984 aux PUL), mériterait absolument d’être réédité. Néanmoins, les générations passent, je vais malgré tout tenter de relever le défi …
Il serait absolument inutile de revenir sur les grandes orientations du travail dont la grande valeur doit être soulignée. De même, il n’est pas nécessaire de revenir sur des problèmes formels, en particulier des répétitions, disons plus généralement des maladresses propres à une entreprise aussi longue que lourde. Mais, le lecteur devrait être conscient que cette thèse à l’ancienne a les vertus d’autrefois, vertus qu’on ne retrouve plus dans certaines thèses actuelles qui, exempts de défauts formels, n’ont cependant pas l’épaisseur qu’on serait en droit d’attendre d’un travail réellement universitaire. Cette nouvelle querelle des Anciens et des Modernes constitue probablement un autre débat …
La publication – absolument nécessaire – de cette thèse devra ainsi intégrer un certain nombre d’améliorations de forme indispensables : je me tiens d’ailleurs la disposition de l’auteur s’il souhaite connaître mes remarques de détails. Je me propose maintenant de soulever quelques éléments de discussion, que suscite le document de thèse proposé par Jemal Breideleil, quant au fond des choses.
Dynamique démographique et modernisation heurtée
Comme trop souvent en sciences sociales, il est totalement négligée une discipline pourtant reine : la démographie. Pourtant, depuis l’indépendance, la population de la Mauritanie a quintuplé, ce qui constitue une véritable révolution dans le temps long de l’histoire de toute société. A cet égard, comme l’atteste le cas de la Syrie, pays qui retient toute mon attention depuis longtemps, en particulier depuis l’insurrection de 2011, est-il vraiment raisonnable de s’aligner sur l’opinio communis occultant le doublement de la population tous les 20 ans depuis l’indépendance de la Syrie en 1946 ? Nul hasard, d’ailleurs, à ce que ce soit un géographe, Fabrice Balanche – non un économiste, un sociologue, un politiste ou un anthropologue, pourtant si diserts sur les « printemps arabes » – qui mette en avant ce facteur dans un livre récent, Les leçons de la crise syrienne (Odile Jacob, 2024). Le titre du chapitre premier de ce livre, lauréat de la 11ème édition du Prix du Livre de Géopolitique, est : « Les bombes démographique et communautaire ».
Les mondes du Croissant fertile et de l’Afrique de l’Ouest sont certes très différents. Mais, le facteur critique de l’histoire n’est jamais le caractère absolu du nombre, mais bien son statut relatif et ses variations. Autrement dit, la nature des interactions sociales ne peut prendre de nouvelles formes aux conséquences inédites, en terme institutionnels, économiques ou politiques, en raison de ces changements quantitatifs majeurs. Une telle rupture démographique jette un défi redoutable à toute structure économique, traditionnelle ou non, et engendre des tensions parfois créatrices, parfois destructrices. C’est alors que doit être suggéré une autre piste de discussion : dans quelle mesure les difficultés du « bouclage » macro-économiques, que l’auteur interprète comme une difficulté de « verrouiller » ladite « souveraineté monétaire » – ne sont-ils pas le aussi fruit d’une cette transition historique à caractère majeur ? Il est à noter qu’une telle dynamique démographique n’était pas pensable dans le cadre de ce que l’auteur nomme « ordre personnel ».
De plus, au-delà de problème purement quantitatif que doit résoudre tout économie moderne, il y a la question qualitative des biens typiques de la « société de consommation » dont la pression sur les structures socio-économiques ne se limite pas du tout aux lieux où ils ont pu être conçus, que ce soit en Occident, au Japon, en Corée et maintenant en Chine. Le développement d’une société mondiale de marché est un défi essentiel l’ à indépendance politique qui peut se vider de sens à cause d’une excessive interdépendance économique. Cette dynamique incessante des désirs suscités par le capital, qui deviennent très rapidement des besoins, est ainsi une autre cage de fer aussi terrible que celle de la rationalité productrice qui s’est déchaînée durant la Révolution industrielle y a près de deux siècles. Dit autrement, il y a ainsi deux facteurs à l’origine des phénomènes de dépendance, autres que la construction hâtive (artificielle ?) de l’État et d’un ordre impersonnel, greffé de façon chaotique sur un ordre personnel. Il y a bien cette question, à l’échelle d’un temps extraordinaire court, de l’explosion du nombre de des hommes et de leurs désirs qui, pour aliénés qu’ils soient en bonne part, n’en sont pas moins bien réels aux conséquences décisives. Dans son célèbre texte écrit en 1932, Keynes avait pointé le fait qu’il ne pouvait y avoir de nations libres sans une certaine autosuffisance nationale³ . Or, pour les nations jeunes, qui aspirent d’abord élever le niveau de leur aisance matérielle, une telle contrainte est particulièrement difficile.
Il n’en reste pas moins que l’auteur insiste, avec raison sur les contradictions qui résultent d’un « ordre impersonnel » (je reprends sa terminologie), dont quelques éléments ont été légués par la colonisation, et l’ordre personnel, c’est-à-dire dire la situation prémoderne. Les descriptions offertes, ainsi que les l’interprétations suggérées, font d’ailleurs partie, me semble-t-il, des éléments les plus saisissants de ce travail, ce qui permet de comprendre vraiment les particularités de cette société et, par conséquent, l’inadéquation fantaisiste d’un prêt-à-penser idéologique que prétendent imposer les organisations internationales dominées par les États-Unis d’Amérique. Néanmoins, si le type de société incarné par l’exemple mauritanien avait sa cohérence et aurait permis à l’humanité de vivre beaucoup probablement que sous le régime du capitalisme et de la mondialisation, il n’en reste pas moins, qu’un les ruptures démographiques et socio-économiques évoqués précédemment ne sont pas compatibles avec un fonctionnement précapitaliste.
Il y a eu, toutefois, une alternative prétendument « socialiste » qui a imprégné l’expérience algérienne et a eu des conséquences en Mauritanie. Inspirée du soviétisme, cette tentative d’établir un système apparent impersonnel masquait difficilement un dirigisme autoritaire dont la finalité était de maintenir au pouvoir une caste militaro-bureaucratique et son réseau de clientélisme. L’auteur évoque d’ailleurs le nom de Gérard Destanne de Bernis, dont les travaux théoriques ont servi de vernis à ce genre de tentatives malheureuses. Ceci a marqué de façon funeste la trajectoire sociale et économique de l’Algérie, comme le démontre à l’envi les travaux de l’économiste algérien, Mourad Ouchichi⁴. Évidemment, ce genre de choses a eu une bien moindre importance en Mauritanie, mais cela prouve toutes les difficultés à penser le saut de la modernité.
Conflictualité, diversité et ordre
À côté des tensions liées au nombre des hommes, il y a bien sur les celles liées aux différences sociologiques voire anthropologiques : qu’on me pardonne d’insister sur le fait que, encore une fois, que si la contradiction entre ordre personnel et ordre impersonnel, même si elle a beaucoup de substance, peut cacher d’autres enjeux tout aussi déterminants. La Mauritanie est une société pluriethnique, les spécialistes insistant sur une division entre les composantes arabo-berbère et noire-africaine, sans oublier, bien sûr, le poids des lourdes formes de dépendance héritées d’un passé lointain. Celles-ci s’entrechoquent avec fracas avec la modernité qui n’est pas que le temps du marché mais aussi, nécessairement, celui de l’égalisation des conditions, pour reprendre une problématique à la Tocqueville. La passion de l’égalité est en contradiction essentielle avec l’ordre hiérarchique-statutaire hérité. Alors, faire nation au sens moderne du mot à partir d’une telle hétérogénéit – ce qui n’est rien d’autre qu’organiser politiquement un peuple – est évidemment source de difficultés extrêmes. Celles-ci sont évidemment à même d’engendrer un grand peuple, mais on ne peut minimiser la signification et les conséquences de ces contradictions. L’historien monarchiste Jacques Bainville, théoricien de l’Action française, admettait ceci, à la surprise probable de ses lointains descendants politiques ou adversaires, en écrivant dans son Histoire de France publiée dans les années 1920 : « Le peuple français est un composé. C’est mieux qu’une race. C’est une nation ».
C’est d’ailleurs une limite essentielle, qui n’est pas assez soulevée, à mon sens, pour ce qui est de la problématique proposée par Douglas North à la fin de sa vie, avec son livre célèbre Violence et ordre sociaux (2006). Comment, en effet, peut-on à ce point occulter, comme le souligne Mehrdad Vahabi, le rôle des masses dans la fabrique de l’histoire ? Il écrit : « Dans cette perspective, l’histoire est l’œuvre des élites et les conflits sociaux, surtout ceux qui sont menés par les masses, n’ont aucune incidence sur le changement institutionnel (…) Le « nouveau cadre conceptuel pour interpréter l’histoire écrite de l’humanité » reste entièrement fidèle à cette vision. Il s’agit d’une histoire des élites dans laquelle même les révolutions françaises et américaines n’occupent guère plus de deux pages » (souligné par MH).
Il est d’ailleurs surprenant que l’auteur de la thèse, si critique envers la théorie économique dominante en raison de son incomplétude (qui ne retient que le cadre rigide de l’analyse coût/bénéfice de l’action individuelle ou collective), reprenne finalement de façon acritique le dernier paradigme de Douglas C. North, qui, rappelons-le, a ses mérites. À ce stade, je crois qu’il faut nommer clairement les éléments de la conflictualité sociale qui font l’histoire, comme la lutte de classe, les chocs inter-ethniques et entre États (qui se font la guerre cependant que celle-ci fait ceux-là), sans oublier les affrontements de masse imprégnés de visions idéologiques qui ne sont jamais réductibles à l’axiomatique de l’intérêt. En 1914, comme en 2022, beaucoup de bons commentateurs ou d’intellectuels pourtant sérieux étaient persuadés qu’il n’y aurait pas de conflit en Europe ou en Ukraine, car ceci eût été irrationnel. On connaît la suite. Humain trop humain.
L’insistance accordée aux élites et aux difficultés techniques propres à l’élaboration d’un ordre impersonnel ressort finalement d’une vision mécanique du déroulement des choses, reflet probable du monde aseptisé, fonctionnel et irréel selon le capital, mais non pas sûrement celui du monde concret ! Cette limite, en forme de contradiction de la problématique de Jemal Bredeleil, cette inconséquence dans sa critique des idée dominantes en économie qui ne va pas jusqu’au bout de son chemin, se remarque à un autre niveau qui nous donne le moyen de faire une transition vers la question monétaire, c’est-à-dire la question de l’indépendance de la banque centrale. Parfois, le doctorant travaille avec intérêt, selon l’approche traditionnelle, cette question de l’indépendance, ce qui, en tout état de cause est source de connaissances, mais, parfois, il souligne également que cette indépendance est une illusion dans la mesure où les personnes supposées être indépendantes sont dans la dépendance totale des schémas mentaux qui irriguent les institutions internationales (encore dominantes) et les marchés capitalistes mondiaux.
A ce sujet, la thèse fait en référence bibliographie à un travail que je fis pour une conférence à Beyrouth en 2015 sur l’« économie de l’illusion » selon Veblen (malheureusement, je n’ai pas pu localiser dans le corps du texte, elle semble avoir été oubliée ici, peu importe !). Alors, beaucoup de pontifes du savoir économique et de la finance internationale (le FMI excepté, c’est intéressant …) ne cessaient de vanter le gouverneur de la banque centrale et s’extasier sur la tenue de la livre libanaise… alors que la mécanique du chaos était tout entière constituée. Je rappelle que la crise économique libanaise – un effondrement de deux tiers de la richesse nationale – n’a pas d’équivalent dans l’histoire économique contemporaine, selon la banque mondiale elle-même … O tempora, O mores ! L’auteur la thèse n’avait probablement nul besoin de citer Veblen ou l’un de ses serviteurs, compte tenu de sa connaissance des mécanismes de la pratique de banque centrale.
Toutefois, il est évident qu’on ne peut alors que lui dire : encore un (petit) effort pour être (vraiment) institutionnaliste ! Sans forcément abonder le fonds de « institutionnalisme monétaire ». Je me permets donc de lire devant vous, cette convergence d’analyse : « L’institution monétaire moderne est donc un dispositif où les intérêts de la finance, grâce au « sabotage éclairé du crédit », prennent le pas sur les intérêts industriels. Dans ce monde des faux‑semblants, du make believe, qui anticipe le monde post‑moderne des simulacres à la Philip K. Dick, l’important est que se reproduise en douceur un système de domination (politique) et d’exploitation (économique). La banque centrale, créée en vertu d’un « act of business like congress », ne peut pas donc pas être « indépendante », sauf à être engluée dans un pur juridisme. Dans ce monde de la finance dont la banque centrale n’est qu’une strate, un même réseau d’individus s’accordent sur leurs intérêts essentiels et partagent fondamentalement les mêmes représentations du monde »⁵.
Ce qui caractérise en effet le type d’analyse institutionnaliste inventé par Veblen, c’est l’idée que la psychosociologie joue un rôle décisif dans la compréhension des comportements et des décisions économiques. Wesley C. Michel, grand institutionnaliste historique, disait que Marx était un fondateur de l’institutionnaliste, en raison de l’importance accordée aux concepts sociaux, bien au-delà – voire parfois contre – l’analyse rationaliste et atomistique comme elle se construit depuis Adam Smith. Mais, compte tenu de l’importance des habitudes collectives et de l’idéologie, j’estime que c’est Ibn Khaldoun, le grand savant maghrébin mort au du début XIVe siècle, qui est un lointain précurseur, qui affirmait que « l’habitude est une seconde nature ». Il n’est jamais difficile de se penser indépendant lorsqu’on ne fait qu’exprimer une certaine « nature » des choses que l’on a pris le temps d’incorporer et qui vous a gratifié de beaucoup d’intérêts symboliques ou matériels …
Une « monnaie souveraine » ?
L’auteur de la thèse consacre beaucoup de passage de sa contribution à la réfutation de la problématique des auteurs de La monnaie souveraine. Il se trouve que j’ai eu la chance de participer, dans les années 1990 à des séminaires réguliers organisés (grâce à Jean-Marie Thiveaud) par la Caisse des Dépôts et Consignations qui furent au fondement de ce livre collectif. La mouvance hétérodoxe française la plus dynamique, l’école de la régulation, avec Michel Aglietta, André Orléan ou Bruno Théret, était représentée. On a pu ainsi reprocher – comme Pierre Lantz, qui est d’ailleurs cité par Jamel Breideleil – une conception unifiante de la monnaie dans la mesure où elle serait le refoulé holiste d’une société individualiste (dont Louis Dumont a problématisé la singularité). Or, une société de l’individu étant une contradiction dans les termes, il faut un opérateur de totalisation : c’est la monnaie. Évidemment, cela ne peut expliquer la monnaie avant la monnaie ou ici « anthropomonnaie ».
C’est pourquoi il est dommage que l’auteur n’ait pas discuté l’hypothèse de Servet, radicale (exorbitante ?), toute structuraliste en écho aux années 1970, d’une institution monétaire de la société, selon le titre même d’un texte de la Revue économique⁶, publié maintenant il y a 32 ans … Cela est, d’autant plus dommage que l’auteur de la thèse se fonde en ces sujets sur la reprise méthodique de David Graeber alors que, parmi les éléments qui ont fait la fortune de ce fondateur de l’« anthropologie anarchiste », figure la « fable du troc », idée forte que l’on doit en réalité à Servet. Il eût donc fallu travailler la source originale et il en va de même d’ailleurs des références à Karl Polanyi qui semble assez lointaines ou médiatisées. Comprenez-moi bien : je ne veux pas être l’huissier sourcilleux et grotesque appelé pour une querelle d’héritage mais aimerais faire comprendre que ce type de lecture impliquer des bévues, comme sur la question du troc. Jamel Breidelel fait mention de recours au « troc », alors qu’il faudrait mentionner la démonstration de Servet selon laquelle celui-ci est souvent, en réalité, le produit d’une décomposition de systèmes monétaires archaïques en conséquence du nouvel ordre colonial, de ses impôts et de sa « monnaie tous usages » (pour reprendre une catégorie de Polanyi).
Au-delà de ces discussions, parfois incertaines – toutes les discussions autour de la dette primordiale ou non, des rapports ambigus de la monnaie et la dette, m’ont laissé pour le moins perplexe durant ce séminaire des années 1990 -, on peut faire simplement observer qu’il y a d’autres opérateurs de totalisation dans l’histoire, comme la torture pour les sociétés primitives, ainsi que la démontré Pierre Clastres. D’une façon beaucoup plus polanyienne, je crois que la critique adressée par Pierre Lantz (citant mon travail sur la monnaie en Égypte ancienne) à André Orléan a quelque vérité : oui, il y a pluralité et fragmentation du fait monétaire. Pour ce qui est de l’unité de compte, on peut disserter à foison sur le sacrifice, les rapports entre l’homme et la divinité, mais aussi sur les progrès de l’appareil bureaucratique et de la nécessité d’extraire efficacement un surplus. On retrouve finalement l’idée de Mitchell : la monnaie est un vecteur de processus de rationalisation et d’abstraction, ce qui en fait une caractéristique éminente de l’action humaine dont les sources peuvent être fort multiples.
On comprend l’avertissement de Polanyi : attention aux « pseudo-philosophies » de la monnaie ! L’œuvre de l’historien-économiste hongrois sur la question monétaire est, tout entière, une pragmatique. En réalité, le troc est une illusion, ceci à l’encontre de ce que je lis pages 138 ou 153, pages qui reprennent des sources elle-même probablement engluées dans une « boucle herméneutique ». La réalité est celle d’un troc monétaire – parfaitement attestée en Égypte pharaonique – qui présuppose toujours quelque part un système d’équivalence plus ou moins accompli ; et Polanyi ainsi de faire des recherches sur les usages pré-monétaires. Je conclurai mon trop long exposé d’aujourd’hui en disant que l’auteur de la thèse, après avoir critiqué l’illusion de la monnaie souveraine est tombé lui-même, parfois, dans l’illusion du troc, ce qui est tout de même ennuyeux, lorsqu’on reprend à son compte la critique de la « fable du troc » (qui est d’inspiration polanyienne) ! A l’évidence, on peut très bien, dans la problématique du travail qui nous est présenté, reprendre cette critique (qui ne doit rien à Graeber) et travailler la question des équivalences (implicites) dans les échanges. Je note d’ailleurs que Polanyi s’est beaucoup intéressé à l’once de ⁷ commerce (ounce trade), intérêt remarqué par la grande africaniste Catherine Coquery-Vidrovitch⁸, ce qui, d’ailleurs, en arabe, correspond à la monnaie de la Mauritanie indépendante …
Un dernier mot sur une critique que l’auteur de la thèse ne fait pas propos de ladite « monnaie souveraine », c’est tout simplement son titre et ce que cela implique. Je m’en étais d’ailleurs ouvert à Bruno Théret, l’année-même de la parution, en lui faisant part de ma surprise : on peut dire d’un peuple ou d’un État qu’il est souverain, mais d’une monnaie … c’est tout de même très étrange ! À condition de justifier comme on le faisait de plus en plus, à époque, une monnaie accaparée par une élite technocratique : l’Euro en préparation incarnait au plus haut point une idée de la politique ayant de lointains rapports avec la démocratie. Évidemment, Bruno Théret me répondait qu’il y avait là une facilité éditoriale, mais je crois qu’il y avait là un réel problème qui n’est toujours pas résolu dans cette problématique. Qui peut déboucher sur une « mystique de la monnaie » (Roland Etienne) ou rejoindre des libéraux comme Mises, pour qui la souveraineté (au sens premier et véritable) est « ridicule », ou Rueff en 1957 dissertant sur la « souveraineté des utilisateurs de monnaie »⁹ …
Contre ces confusions, il convient d’en revenir à l’histoire et la logique pour retrouver le sens des mots obscurci par des métaphores plus ou moins heureuses ou des idéologies plus ou moins trompeuses. La souveraineté, c’est la capacité pour un collectif de se commander lui-même, ce qui peut impliquer de battre monnaie : nous devons à Jean Bodin quelque clarté sur cette notion devenue essentielle, près d’un siècle avant lui en France, au moment où Louis XI transforma « un royaume médiéval en une monarchie nationale » (Paul Murray Kendall)¹⁰. Que la souveraineté soit exercée par des co-souverains, donc des citoyens d’une république, ou par un monarque qui en reçoit délégation de ces sujets pour le bien commun, peu importe : il n’y a pas de « « souveraineté monétaire » – comme l’écrit Jamel Bredeleil comme d’auteurs contemporains – ou de « monnaie souveraine » à la Aglietta
En revanche, il y a un pouvoir monétaire qui peut être évidemment plus ou moins puissant, selon les capacités économiques de la nation et la puissance du corps souverain considéré. Ces confusions illustrent bien les la difficulté des économistes à saisir de termes consacrés par l’histoire. Oui, la souveraineté est profondément et historiquement un concept politique. Il n’y a pas de souveraineté « monétaire », « alimentaire », « politique » et tutti quanti etc. : soit on est souverain pour exercer la puissance, soit on ne l’est pas et l’on doit se soumettre à la puissance d’autrui. C’est-à-dire qu’on se donne certains pouvoirs ou l’on y renonce. Adjectiver ainsi la souveraineté revient à occulter ou dissoudre la source de cette souveraineté, c’est-à-dire le peuple lui-même. Enjeu d’importance ! D’autant plus fondamental, comme le remarque Régis Debray, et ce sera notre ultime conclusion, qu’il n’y a pas de citoyens libres dans une nation qui ne l’est pas, choses essentielle oubliée pas l’idéologie individualiste moderne…
¹ Maître de conférences–HDR et jerome-maucourant.com
² Discours–rapport pour le jury de la thèse de Jemal Breideleil, L’indépendance de la banque centrale le cas de la Banque Centrale de Mauritanie, sous la direction de Matthieu Montalban et Alain Piveteau, Université de Bordeaux, le mercredi 15 janvier, 2025.
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