Karl Polanyi et l’économie historique de la monnaie
La monnaie est-elle une institution seulement économique ?

KARL POLANYI ET L’ÉCONOMIE HISTORIQUE DE LA MONNAIE ¹

 

  1. Ce texte explore la démarche substantive de Karl Polanyi pour analyser le rôle de la monnaie et de la dette dans l’économie, en s’appuyant sur une approche d’économie historique. Contrairement à l’économie formelle, qui repose sur une logique rationnelle d’adaptation des moyens aux fins en situation de rareté, Polanyi propose une vision substantive centrée sur les mécanismes institutionnels assurant la subsistance humaine. Ces mécanismes, ou « processus institués », intègrent l’économie dans les liens sociaux, où la monnaie joue un rôle clé comme institution politique et culturelle, structurant les statuts sociaux.
  2. Le projet d’une économie substantive. Polanyi rejette l’idée d’une économie close, définie par une rationalité calculatrice. Inspiré par Carl Menger et Aristote, il envisage l’économie comme immergée dans le social, où les institutions façonnent les comportements sans nier l’intérêt individuel, redéfini par des finalités sociales. Ainsi, dans une société tribale, la générosité est valorisée pour le prestige social, non pour l’accumulation matérielle. Polanyi s’oppose à une science économique réduite à l’analyse de choix rationnels, proposant une définition substantive de l’économie centrée sur la subsistance, indépendante de la rareté. Il critique la théorie de la valeur utilité-rareté, préférant une approche institutionnelle où les besoins humains sont socialement déterminés. Les formes d’intégration économique (réciprocité, redistribution, échange) s’appuient sur des structures sociales (symétrie, centralité, marché), distinguant les systèmes économiques.
  3. L’économie historique de la monnaie. La monnaie, pour Polanyi, est une institution qui régule la quantification et l’extinction des dettes, favorisant l’intégration sociale. Dans les sociétés non modernes, ses fonctions sont éclatées et indépendantes du marché. Par exemple, en Mésopotamie antique, les pratiques bancaires reposent sur des compensations en nature, non sur un moyen d’échange universel. En Grèce classique, la monnaie fiduciaire, soutenue par l’autorité politique, sert à payer sans recourir au crédit bancaire. Dans les sociétés archaïques, la monnaie renforce les hiérarchies sociales. Les taux d’intérêt très différenciés accentuent fortement ces inégalités, parfois jusqu’à des crises de dettes. Dans la modernité, la monnaie du « Grand Marché » est paradoxale : bien que conçue comme marchandise (étalon-or), elle reste un symbole validé par l’État. Les banques centrales, via des politiques monétaires, protègent les économies nationales des effets dévastateurs d’une monnaie purement marchande, illustrant un « double mouvement » de protection sociale. Polanyi critique l’utopie d’un marché autorégulateur, où la monnaie-marchandise menace l’intégration sociale.

Conclusion. Polanyi pense la monnaie comme un outil d’immersion de l’économie dans la société, essentiel à la cohésion sociale dans divers contextes historiques. Il met en garde contre la marchandisation de la monnaie, qui dissout les liens sociaux. Son socialisme démocratique valorise une monnaie permettant l’expression des désirs collectifs sans bureaucratisation excessive. On peut ainsi inquiéter des politiques monétaires des années 1990 marquées par la dérégulation financière et la négation des cohésion sociales assurés par le fait national, ce qui risquent de réinstituer le travail comme pure marchandise, inversant les acquis de La Grande Transformation.

Mots Clefs – Karl Polanyi – Économie substantive – Monnaie – Institutionnalisme – Fédéralisme

 


 

¹ Jérôme Maucourant, 1998.

 KARL POLANYI ET L’ÉCONOMIE HISTORIQUE DE LA MONNAIE

 

par Jérôme Maucourant

 

L’objet de cette contribution est d’exposer la démarche « substantive » que l’on doit à Karl Polanyi pour proposer ensuite une interprétation du rôle joué par la dette et la monnaie dans l’économie. Une telle approche relève de l’économie historique parce que les concepts mobilisés ne proviennent pas d’une projection rétrospective de nos préjugés modernes mais d’une tentative de penser des catégories universelles de l’analyse économique. Ainsi seront mieux mis en évidence les authentiques spécificités qui, tout au long de l’histoire, distinguent les différents systèmes économiques de façon à suggérer un programme de recherches. Ce faisant, nous verrons que la pensée institutionnaliste américaine peut également éclairer la réflexion de Karl Polanyi.

Une hypothèse centrale de l’économie substantive consiste à postuler que la monnaie participe de processus politiques et culturels produisant certains statuts sociaux ; tout se passe comme si Karl Polanyi pense la monnaie comme une institution immergeant l’économie dans les liens sociaux. Dans ce cadre d’analyse, dépouiller la monnaie de son caractère institutionnel en tentant de la réduire à une marchandise, ne peut créer que du chaos.

 

Nous montrerons, dans une première partie, comment Karl Polanyi, inspiré des derniers travaux de Carl Menger, veut se défaire d’une conception « formelle » de l’économie fondée sur la logique rationnelle d’adaptation des moyens aux fins en situation de rareté. L’économie doit au contraire être comprise d’un point de vue « substantif », c’est-à-dire du point de vue des mécanismes qui assurent la « subsistance de l’homme (livelihood of man) ». Ces mécanismes ne sont pas imaginables sans l’existence de « processus institués » qui sont autant de rigidités nécessaires au déroulement de l’action collective et individuelle. Cette idée de Karl Polanyi constituent d’ailleurs, selon les propres termes de tenants orthodoxes de l’analyse des institutions, un « défi » qu’il convient d’évoquer.

Nous pourrons alors exposer, dans une seconde partie, quelques résultats concernant l’économie historique de la monnaie. D’un point de vue transhistorique, celle-ci est l’institution qui fixe les règles de la quantification et de l’extinction des dettes. Toutefois, la monnaie non moderne se caractérise par un éclatement des fonctions classiques ; il est préférable de se référer aux pratiques monétaires de compte ou de paiement et non à la « monnaie”. De plus, l’indépendance de la monnaie relativement au marché est la caractéristique d’un grand nombre de sociétés non modernes. Il n’en demeure pas moins, malgré leurs différences, que les monnaies anciennes et modernes produisent politiquement de l’intégration sociale.

 

  1. LE PROJET D’UNE ÉCONOMIE SUBSTANTIVE

 

1)  La méthode de Karl Polanyi

 

Le travail de Karl Polanyi est la constitution d’une économie non soumise à la définition de l’activité économique comme pur exercice d’une raison calculatrice dans un contexte de rareté des moyens, les fins étant données. Contre l’économie formelle, il désire intégrer la capacité des valeurs et des rapports de pouvoirs à instituer un certain nombre de pratiques économiques. Ceci suppose que le domaine que le sens commun désigne par « économique » ne soit pas envisagé comme nécessairement clos sur lui-même et que l’analyse des institutions demeure un moyen d’accomplir la réflexion économique.

Toutefois, les conséquences de la recherche de l’intérêt personnel ne sont pas négligées par Karl Polanyi, ce qui le rapproche de Commons : chez tous deux, l’autorité politique intervient en conséquence de la réaction d’intérêts individuels menacés de façon convergente. En prenant l’exemple de la société tribale largement fondée par le don/contre-don, Karl Polanyi remarque par ailleurs que « le prix conféré à la générosité est si grand, quand on le mesure à l’aune du prestige social, que tout autre comportement autre que le plus total oubli de soi n’est simplement pas payant ».

L’anthropologie moderne réfute la croyance en une « psychologie communiste du sauvage » ; l’homme tend toujours  à maximiser ses intérêts sociaux : « Aristote avait raison : l’homme n’est pas un être économique, mais un être social. Il ne cherche pas à sauvegarder ses intérêts individuels dans l’acquisition de biens matériels, mais plutôt à garantir sa position sociale, ses droits sociaux, ses avantages sociaux. Il n’accorde de valeur aux biens matériels que pour autant qu’ils servent cette fin […] les relations sociales de l’homme immergent, en général, son économie  (souligné par Karl Polanyi)”.

D’une façon plus générale, l’hypothèse selon laquelle les contraintes institutionnelles structurent les comportements n’est pas contradictoire avec l’idée que l’intérêt individuel est moteur de l’action, à condition d’admettre que la nature des finalités est prescrite par l’institution et que, par conséquent, les préférences individuelles ne sont pas autonomes.

 

Ainsi, l’hypothèse d’immersion (embeddedness) de l’économie dans le social n’exige pas qu’on évacue la question de l’intérêt personnel mais qu’on redéfinisse le domaine de l’économie dans la société. L’hypothèse d’une impossible clôture du champ économique sur lui-même ne doit pas non plus nous faire renoncer à définir un domaine proprement économique. Il s’agit simplement de conserver le projet d’une analyse économique tout en introduisant un degré de complexité anthropologique. Ce projet s’oppose radicalement à une science pure de l' »action rationnelle en finalité » qui qualifie tout comportement d’économique sous le prétexte que ceux-ci impliquent toujours des choix. Il s’agit de rester fidèle à l’ambition classique d’analyser un champ particulier du social plutôt que de définir l’économie (voire la science sociale) comme une méthode capable d’appréhender tout phénomène social.

 

2) L’économie substantive et la question de la valeur

 

Le fait, écrit Karl Polanyi, que « l’homme a été très semblable à lui-même tout au long de l’histoire » contraint à prôner une définition de l’économie de façon à englober les différentes variétés institutionnelles qui ont jalonné l’histoire. Carl Menger fournit à Karl Polanyi une solution à ce problème. Dans l’édition allemande de 1923 de ses Principes, le premier oppose une « direction économisante » propre aux sociétés civilisées à une « direction technique » conséquence des seules exigences physiques de la production, dans l’intention de conserver à ses Principes une vérité que les découvertes anthropologiques contemporaines pourraient remettre en cause.

Karl Polanyi propose ainsi une définition substantive de l’économie centrée sur l’idée que la subsistance de l’homme n’est pas forcément déterminée par la rareté, dans la mesure où les coutumes ou l’autorité politique peuvent restreindre les choix individuels. Seule une situation institutionnelle spécifique, celle des marchés  autorégulateurs, peut réduire totalement le sens substantif au sens formel de l’économie. Dans ce cas, l’immensité des choix possibles crée un état de rareté généralisé.

Il est alors possible de dire que Karl Polanyi, suivant Aristote, rejette la théorie de la valeur utilité-rareté. En effet, Karl Polanyi s’émancipe du postulat qui veut que les besoins individuels soient absolument souverains pour prendre en considération les besoins humains « réels », « naturels » eût dit Aristote. Celui-ci, selon Karl Polanyi, comprend la nature sociale de la rareté qu’il faut distinguer de la finitude et dont l’organisation par les institutions est l’objet de l’économie substantive. En fait, les choix et les désirs humains ne sont pas illimités, si l’on garde à l’esprit que ceux-ci doivent être soumis à l’impératif civique d’une vie honorable. L’essence de celle-ci, le théâtre, les procès, la politique et la contemplation du bien, s’opposent à l’esprit d’accumulation.

Aristote, toujours selon l’interprétation qu’en donne Karl Polanyi, a une conception substantive de l’économie et comprend que celle-ci peut se détacher du social. Le libre déploiement de l’activité pécuniaire est bien en contradiction avec l’ordre politique naturel de la Cité, fondée sur trois principes, l’autosuffisance, la communauté (reposant sur le vouloir de vivre ensemble, la phylia) et la justice (au sens où chacun reçoit ce qui est dû à sa nature).

Il est clair que Karl Polanyi, soucieux de la justice (en sa forme démocratique moderne, certes), de la souveraineté nationale et de la pérennité du lien social, s’oppose, comme Aristote, aux développements du marché qui contredisent l’idée que l’économie doit incarner un projet humain. L’antithèse entre la doctrine libérale selon laquelle la loi ne peut qu’instituer les moyens de l’action et non les fins et le socialisme de Karl Polanyi dans lequel la délibération démocratique assigne des finalités sociales, apparaît totale. La proximité de Karl Polanyi avec Veblen est tout aussi forte. Il y a chez ces deux auteurs une forme de refus aristotélicien de la course sans fin vers des finalités changeantes de consommation ; il y a refus de la multiplication infinie des objets producteurs des « comparaisons envieuses » dont l’utilitarisme moderne fait paradoxalement un critère de bien-être.

 

Toutefois, il convient de ne pas négliger un élément qui interdit d’établir une filiation simple reliant Aristote  à Karl Polanyi. On aurait tort, en effet, de croire que Karl Polanyi adhère à une conception objectiviste de la valeur : il veut s’émanciper du paradigme de la valeur pour élaborer un nouveau paradigme reposant sur la reconnaissance des institutions comme fondatrices des valeurs économiques.

En premier lieu, les « besoins réels » de l’homme sont changeants, même si une des sources du changement peut être la délibération démocratique suscitée par le progrès technique : tel est son point de vue dans un modèle de « socialisme fédéral » datant 1922. En second lieu, même si les finalités de l’activité sociale ne doivent pas être soumises à une pure logique économique, il ne s’ensuit pas pour autant que toute forme d’auto-organisation économique doit être abolie. Il reconnaît l’impossibilité de la planification centralisée d’une économie où la division du travail est complexe.

Ceci signifie, en conséquence, que l’évaluation du coût économique n’est pas fondamentalement une affaire d’évaluation statistique a priori : elle résulte bien plutôt d’un processus intersubjectif. Seules les activités concrètes et locales des collectifs de travailleurs associés sont les moyens d’une évaluation de la désutilité du travail. D’ailleurs, la planification centrale qui objective l’économie comme technique est une forme non capitaliste d’aliénation car, enlevant aux producteurs leur responsabilité, elle nie l’éthique. Celle-ci est alors dissociée du travail. Polanyi postule en effet que : « l’humanité ne sera libre que lorsqu’elle saura ce que lui coûte ses idéaux« .

Il n’y a pas chez Karl Polanyi de théorie de la valeur fondant l’économie mais une théorie institutionnelle de l’économie susceptible de poser la question de la « valeur raisonnable ». Karl Polanyi semble bien proche de facto des thèses de l’institutionnalisme américain qui refuse les thèses objectiviste ou subjectiviste parce qu’elles présupposent que l’économie peut exister réellement de façon autonome.

 

3) Institutions et formes d’intégration : l’économie comme processus institué

 

Inscrire l’œuvre de Karl Polanyi dans la mouvance institutionnaliste pourrait signifier que les apports de celui-ci sont perdus pour l’économiste contemporain tant est répandue l’idée selon laquelle il existe des « lois » économiques radicalement indépendantes du reste du champ social. Néanmoins, les versions « sous-socialisées » de l’analyse économique sont de plus en plus sujettes à caution.

Si l’on admet que l’économie est immergée dans les liens sociaux, il faut repérer l’inscription dans l’économie des logiques politiques et culturelles. L’institution se définit pour nous comme cette catégorie qui désigne l’articulation de divers champs du social et révèle un projet humain. Les règles de droit régissant la nature et l’étendue possible des transferts de droits de propriété, que ceux-ci soient exclusifs (cas de la propriété privée idéale) ou relatifs à des fonctions (cas de la propriété publique à l’ère ancienne) constituent une part essentielle de l’objet de l’analyse institutionnelle.

 

Pour asseoir efficacement son projet d’analyse institutionnelle, Karl Polanyi cherche à définir l’économie comme, d’une part, processus d’interaction entre l’homme et la nature, et d’autre part, comme processus institué dans la mesure où l’impératif de subsistance de l’homme exige des rigidités : « Si la survie matérielle de l’homme n’était que le produit de simples enchaînements passagers de causes sans localisations définies dans le temps ou l’espace (c’est-à-dire unité et stabilité), sans mode d’action relativement à la totalité (c’est-à-dire fonction) et sans influences dues à des finalités sociétales (c’est-à-dire pertinence politique), elle n’aurait jamais atteint la dignité et l’importance de l’économie humaine« .

Karl Polanyi définit donc un ensemble de régularités empiriques fondamentales à tout système social permettant d' »intégrer » l’économie pour assurer sa permanence. Ces comportements collectifs appelés « formes d’intégration » s’appuient sur des structurations remarquables du social qui façonnent singulièrement l’économie, les « structures » (supporting structures). Rappelons simplement que la production de l’ordre social provient de trois articulations des formes d’intégration aux structures : réciprocité/symétrie, redistribution./centralité et échange/marché. Ces choses assez connues méritent cependant un bref commentaire :

 

  1. La taxinomie de Karl Polanyi est changeante et plus généralement peut prêter à confusion.

 

Ainsi la redistribution est-elle baptisée en 1944 « principe du comportement » et dans les textes publiés en 1977, de « forme d’intégration » ; en 1944, la centralité est « modèle institutionnel » et en 1977 « structures ». Sans doute conviendrait-il de s’en tenir pour ce qui est de catégories générales à la terminologie de 1977.

Par ailleurs, ces catégories sont certes nécessaires pour éviter l’écueil du relativisme : l’analyse des institutions économiques doit, dans un premier temps, s’abstraire de certaines singularités des sociétés étudiées de façon à  « dégager grossièrement l’économie des autres sous-systèmes de la société, comme les sous-systèmes politiques et religieux, de façon à rendre raisonnablement certain ce que nous croyons signifier quand nous parlons de l' »économie » avec une si grande confiance« .

Mais, dans un second temps, il serait utile de proposer l’usage du terme « modèle institutionnel » qui renvoie précisément à cet agencement particulier d’institutions qui inclut et les singularités historico-culturelles d’abord occultée par l’analyse économique. Ainsi pourra-t-on dire que le modèle institutionnel des Cités-Etats de la Mésopotamie antique diffère bien sûr de celui qui prévaut en Égypte à la même période, même si la redistribution est un trait massif de ces systèmes archaïques. Sans ce type de précisions, l’analyse substantive peut se voir accusée de réifier l’économie.

 

  1. Même si l’on reconnaît que l’étendue des mécanismes marchands a été exagérée dans l’histoire, il est clair que l’existence de formes d’intégration différentes du marché ne prend plus au dépourvu la nouvelle approche orthodoxe dite « économie néo-institutionnelle ».

 

Le problème essentiel serait que certains contextes historiques ne rendent pas possible l’application pleine et entière des « droits de propriétés ». Devant l’énormité des coûts de transaction que peut supposer le recours au marché, North avance l’hypothèse que les sociétés humaines auraient rationnellement sélectionné la réciprocité ou la redistribution comme modes alternatifs d’allocation des ressources rares. Ceci revient à dire que des institutions aussi éloignées, à première vue, que le « système manorial » du féodalisme ou la firme moderne du capitalisme devraient être comprises comme autant de « hiérarchies » qui s’imposent naturellement lorsque le recours aux « marchés » est relativement coûteux.

Nous ne nous attarderons pas sur les nombreuses critiques qu’a suscité le travail de North.  Nous nous attacherons plutôt à une brève mais nécessaire critique d’une spécificité de cette nouvelle économie des institutions. Il ne nous semble pas possible, en effet, de dissoudre la violence politique immanente aux rapports sociaux par la référence à l’existence de contrats qui fonderaient l’optimalité sociale d’un moment. Loin d’être affaire de contrats, le féodalisme, pour reprendre un exemple cher à North, semble plus émerger de luttes incertaines dont l’origine et l’issue n’étaient écrites nulle part. Il est urgent de réintroduire les phénomènes économiques dans leur historicité irréductible. Il n’y a pas de déterminations simples de l’évolution économique pour qui prend en compte comme élément important de celle-ci la constitution et les redéfinitions des classes sociales, les violences qui en résultent, les spécificités d’un ordre culturel et les mécanismes économiques particulier d’un « modèle institutionnel ».

 

  1. On comprendra donc l’importance qu’il y a à préciser les particularités des formes d’intégration.

 

– la redistribution peut connaître des modalités particulières comme le « principe de l’administration domestique » (householding), notamment l’œconomia grecque ou la familia romaine. Rien ne dit qu’il s’agit là d’une forme première de la vie économique. Seule une certaine avancée des techniques agricoles permet de donner une autonomie viable à la famille par exemple. L’observation montre que, dans le cas de sociétés les plus primitives, les pénuries engendrées par des accidents naturels sont réparties d’une façon indifférente à tous les sous-groupes. Pour concevoir une réelle autonomie de segments de la société, celle-ci doit donc disposer de techniques assez avancées.

 

– il importe de rappeler que, très tôt dans l’histoire, la redistribution ne renvoie pas à des transferts massifs de richesses mais à des formes de contrôles reposant sur l’unité de compte et sur une bureaucratie. On a pu mettre en évidence, par exemple, qu’en Égypte ancienne « il n’y a pas de vaste grenier central vers lequel seraient acheminées toutes les richesses produites. L’étendue du pays (près de mille kilomètres) exclut cette possibilité. Le surplus prélevé sur la production paysanne est stocké dans un réseau de grenier appartenant à des institutions variées, temples, harems et administrations locales. Ce surplus est redistribué sur place à une imposante masse d’ouvriers et d’artisans sous forme de salaire-ration au cours des opérations de chantiers publics ou de constructions de temples. […] Les dépôts centraux existent donc, mais ils sont là pour assurer un fonctionnement régulier du système. Le rôle essentiel du centre, dans un tel modèle est la surveillance de la circulation des flux de céréales et non pas le stockage effectif de richesses ».

 

– toutefois, la redistribution comme forme d’intégration doit être associée à des formes distinctes de l’autonomie du politique, car celle-ci ne doit pas être simplement associée aux mécanismes, souvent mythiques, du « despotisme oriental ». Ce que nous voulons montrer, c’est qu’une même forme d’intégration, la redistribution, peut donc avoir autant d’importance économique dans l’Athènes classique que dans l’empire achéménide, alors même que les finalités culturelles et politiques de ce principe économique sont assez différentes. Comme le souligne P. Vidal-Naquet à propos du principe de redistribution : « L’octroi aux magistrats qui exercent une fonction, aux citoyens qui se rendent à l’assemblée, d’une indemnité spécifique, suppose la prise de conscience de l’autonomie du politique [nous soulignons]« .

L’exercice de la liberté authentique ne peut en effet se concevoir sans que tout citoyen soit assuré d’un minimum économique, sinon les plus riches s’achèteraient une véritable clientèle par la corruption, transformant la démocratie en ploutocratie. Par le versement de pièces de monnaie lors des activités civiques, chaque citoyen, en effet, était en mesure de se procurer l’essentiel de sa subsistance à l’agora. Grâce au principe de l’échange, la redistribution pouvait ne pas être bureaucratique. L’agora, dont tout nous porte à croire qu’elle n’était pas primitivement un moyen important de l’existence du citoyen, le devint enfin. De la même façon, les nomismata, dont il semble établi qu’elles ne furent pas primitivement des instruments commerciaux, le devinrent alors.

L’expérience d’Athènes nous montre donc comment l’articulation de la redistribution à l’échange, sous la forme d’un recours étendu au marché archaïque, évite la naissance d’une bureaucratie redistributrice qui par sa nature même, tend à produire une séparation du peuple avec l’État. Or cette séparation est une négation de la liberté au sens des Anciens.

 

  1. Il importe de dissocier fortement l’ « échange intégratif » produit par le Grand Marché de l’échange fortement immergé caractéristique des marché archaïques.

 

– Pour que les comportements d’échange engendrent une véritable forme d’intégration, il est nécessaire que les taux de l’échange soient négociés à tout moment. Dans le cas où l’échange est à taux fixe, Karl Polanyi utilise l’expression « échange décisionnel« , ce qui est un trait courant des marchés archaïques. La multitude des réglementations sur les prix et les monnaies caractérisent d’ailleurs bien l’exemple grec étudié par Karl Polanyi.

 

– Il pouvait sembler acquis que, directement ou non, les travaux de Karl Polanyi avaient permis d’établir que les échanges dans la Haute Antiquité étaient si subordonnés au social qu’il était impossible de parler d’échange intégratif pour cette période si lointaine. Or, Silver (1983, p. 796) prétend que les « coûts de transaction » qui caractérisaient, notamment en Mésopotamie, ces périodes éloignées n’étaient pas des obstacles à l’émergence de marchés auto-régulateurs. Cette position, nourrie par une érudition impressionnante, est donc plus radicale que celle défendue par North, même si les références sont toujours celle de l’économie néo-institutionnaliste. On ne peut que souhaiter l’intervention des historiens dans ces débats tant la « machine de guerre » de Silver reconstruit singulièrement les faits. Aussi la réponse substantive ne s’est pas faite attendre ; il apparaît vite que le modèle polanyien de l’intérêt personnel n’est pas compris par Silver, que les traductions retenues par cet auteur sont problématiques, et que certains faits jugés par Silver comme nécessitant des mécanismes de marché sont de nature à laisser rêveur. De même, les conclusions de Silver concernant l’Égypte posent de nombreux problèmes.

 

  1. LA MONNAIE DANS L’ÉCONOMIE SUBSTANTIVE

 

Parce que l’économie substantive est fondamentalement une analyse institutionnelle, il nous semble éclairant de rappeler , en premier lieu, la parenté des analyses de Karl Polanyi avec celles des institutionnalistes américains sur la question monétaire. Tout comme ceux-ci, Karl Polanyi ne cesse de mettre en avant la fonction d’intégration sociale dont, tout au long de l’histoire, la monnaie est le support, notamment avec la publication de La Grande Transformation.

Certes, il ne s’ensuit pas que les pratiques monétaires, dans leurs formes et leurs significations, soient immuables. C’est pourquoi nous examinerons ensuite la spécificité des pratiques monétaires archaïques avant de décliner, pour la période antérieure puis contemporaine du Grand marché, la question de l’intégration sous l’angle de la monnaie.

 

1) La monnaie comme institution

 

La monnaie est l’institution qui règle les conditions de l’émission et de l’évaluation, de la circulation et de l’extinction des dette. Dans cette perspective transhistorique, il n’y a pas d’échange mais plutôt des paiements car une contrainte sociale vise à l’extinction des dettes. La tradition institutionnaliste manifeste un consensus sur ce point. Quand Karl Polanyi affirme que  « dans les sociétés primitives, le crédit, à travers lequel la dette est formalisée, est fournie originellement par la réciprocité pratiquée à l’intérieur du clan et du voisinage« .

Il assimile conceptuellement la catégorie originelle de la dette à celle du don, ce qui peut faire dire que le « don n’est pas gratuit« . Parallèlement, Commons remarque :

« cependant, les recherches historiques montrent que […] le fondement logique de Hawtrey, la Dette, est aussi le point de départ d’une histoire économique qui n’est pas une romance. Les sociétés primitives ont aussi l’institution du « don » qui est leur méthode de création de dette ; elles sont aussi connues pour avoir établi une monnaie de compte. Il ne manque que la distinction que fait Knapp entre les dettes dont on peut se libérer et celle qui vous aliènent totalement […] la négociabilité […] et le cours légal, pour tendre vers une théorie qui non seulement unifie la production et le crédit mais aussi l’histoire avec la logique« .

Il convient cependant de remarquer que l’institution de pratiques sociales ne signifie pas le règne d’un pur arbitraire  mais signifie une façon de modeler les régularités empiriques de la vie sociale, compte tenu de déterminations qui peuvent être économiques. Commons ne disait pas autre chose quand il affirmait que la « loi » de l’offre et de la demande ne peut pas être abolie mais utilisée : on ne peut confondre l’arbitraire d’une volonté qui n’instituerait rien de façon durable si ce n’est le chaos, de l’artifice d’une action collective qui s’inscrit dans l’histoire. Mais pour que cet artifice — l’institution — ait quelque effectivité, il est nécessaire de la comprendre, à la manière de Veblen, comme un ensemble de schémas mentaux largement partagés. Sans ceci, les attentes réciproques des individus qui cimentent l’ordre social ne pourraient se former parce qu’il n’y aurait pas de régularités observables dans les comportements collectifs.

Le cas de la monnaie illustre bien cette conception institutionnaliste selon laquelle l’institution est constituée de schémas mentaux à portée sociale et rigidifiés par l’histoire. Veblen se refuse ainsi à accepter l’ « histoire conjecturale » « Comme exemple de l’usage des canons cérémoniels de la connaissance, on peut citer l’ « histoire conjecturale » qui joue un rôle si grand dans le traitement classique des institutions économiques, tels que les comptes-rendus normalisés des débuts du troc dans les transactions d’un supposé chasseur, pêcheur ou constructeur de bateaux, ou de l’homme avec le platane et les deux planches, ou des deux hommes avec le panier de pommes et le panier de noisettes. La caractérisation de la monnaie comme « la grande roue de la circulation » ou comme « le moyen d’échange » a le même sens. On discute ici de la monnaie en terme d’une finalité qui, « dans le cas normal », doit figurer l’idéal que l’auteur a de la vie économique, plutôt qu’en terme de relation causale« .

Le problème n’est pas en effet de savoir ce que la monnaie doit être selon les canons d’une conception aussi abstraite qu’utilitariste de la nature humaine. Ce n’est sans doute pas tant le troc qui crée la monnaie que le développement de celle-ci comme représentation du monde qui rend possible les échanges

On sera donc peu étonné de voir Karl Polanyi célébrer les vertus du « système keynésien » qui analyse le rôle de la monnaie d’une façon pragmatique et non rationaliste, non fondée sur une démarche a priori, c’est-à-dire typiquement institutionnaliste « Aucune tentative n’est faite pour déduire sa présence (de la monnaie, ndt) d’une allocation des ressources rares. La monnaie elle-même est l’une des ressources rares, mais c’est un moyen à mettre en opposition avec les marchandises. Le système classique niait cette opposition (et par conséquent était incapable d’expliquer de façon spécifique les phénomènes monétaires). Ici (dans le système keynésien, ndt), la présence de la monnaie est tenue avec raison pour assurée – parce que la monnaie peut être uniquement expliquée institutionnellement et non déduite conceptuellement […] en fait, la valeur de la monnaie ne dérive pas de la convention« .

Contre la théorie classique de la monnaie-marchandise, Karl Polanyi remarque simplement que « son utilité dérive de son pouvoir d’achat et sa valeur provient de sa rareté. Ceci ne rend pas compte de son origine qui réside dans les institutions du gouvernement et de la banque« .

Notons donc que Keynes aurait mis en évidence le fait que la “valeur de la monnaie” ne dériverait pas de la « convention » mais plutôt de l’efficacité de l’institution de sa rareté.

 

2) La spécifité des institutions monétaires archaïques ou la monnaie sans le marché

 

A partir de la naissance de l’utopie du Grand Marché, le phénomène de la soumission des fonctions monétaires à la fonction de moyen d’échange entraîne des avancées concomitantes de la marchandisation et de la monétarisation du social. Mais il n’en a pas toujours été ainsi car la monnaie est liée à des exigences bien antérieures au Grand Marché, dans la mesure où elle est un moyen de hiérarchiser les hommes et d’éteindre les dettes. C’est pourquoi Karl Polanyi réfute l’idée d’une « triade cattalactique » selon laquelle la monnaie, le marché et le commerce extérieur sont supposés former un tout cohérent. Ainsi s’esquisse une alternative à l' »histoire conjecturale » du marché. La monnaie est en principe indépendante du marché parce que liée aux modalités d’extinction des dettes. C’est pourquoi l’intégration sociale que la monnaie contribue à réaliser est fortement structurée dès l’origine par les rapports de pouvoirs.

Plus précisément, comme le rappelle avec force J. M. Servet dans le présent ouvrage, l’institution séparée des pratiques monétaires de compte ou de paiement illustre quant à elle la nature très particulière de la monnaie non-moderne. Deux exemples permettront de comprendre comment la monnaie n’a pas vocation naturelle à créer l’échange intégratif. Mieux, fruit partiel des exigences redistributives, elle contribue à l’évitement de véritables pratiques monétaro-marchandes. Nous prendrons l’exemple des pratiques bancaires pré-capitalistes et celui des nomismata.

 

  1. a)  La « banque » archaïque

 

L’absence de marchés organisés et de monnaie frappée a caractérisé le modèle institutionnel de la Mésopotamie Antique. Dans ce cas, les exigences du commerce et du troc ont nécessité l’usage de la monnaie comme unité de compte et l’enregistrement de dettes qui ne pouvaient manquer d’être consécutives aux transactions. Les « opérations bancaires » sont donc le « substitut fonctionnel » nécessaire en l’absence d’un moyen d’échange universellement reconnu. La raison d’être du banquier est donc d’organiser les compensations en nature et de témoigner de l’existence de dettes à une époque où le serment oral était fondamental: « Finalement, il n’y a pas de raison d’affirmer que la pratique bancaire mésopotamienne prouve la possibilité d’une évolution du commerce administré vers l’économie de marché« .

La banque archaïque rendrait donc inutile les formes modernes de monnaie. Il est d’ailleurs curieux d’observer que, quand bien même l’esprit grec institue le marché et la monnaie frappée, la pratique bancaire ne se développe pas conformément avec cette logique d’échange. Sans doute est-ce dû au fait que l’agora n’est qu’un « élément de marché » où les biens de production ne sont pas l’objet de transactions. En tout état de cause, la banque ne finance pas les achats, les paiements en nomismata sont comptants. En réalité, la banque du modèle institutionnel de la Grèce Antique semble désespérément rudimentaire, comme si l’invention proprement grecque, qui consistait à lier le commerce et les pratiques monétaires au marché, n’avait pas créé d’impulsion naturelle de la fonction bancaire en dépit de la croissance notable du commerce de marché.

La fonction bancaire première des trapetzoi est le change des monnaies. L’esclave faisant d’ailleurs fonction de « banquier trapéziste » voyait son activité réglementée par la puissance publique : la banque est une affaire publique, non privée affirme Karl Polanyi. Plus fondamentalement, la banque de ce modèle institutionnel ne crée pas de monnaie car tout prêt bancaire ne peut se faire que sur ordre d’un déposant de la banque ou grâce à un engagement des avoirs de celle-ci.

Enfin, à aucun moment les déficits publics ne sont couverts par des prêts bancaires : il faudra attendre la fin du Moyen-Age pour assister au développement d’un tel phénomène. Ceci est certes dû à une mentalité qui exclut par principe le déficit, qu’il soit individuel ou public, comme en témoignent les préceptes de Xénophon. Si jamais le déficit survenait, on utilisait, comme à Rome plus tard, l’expédient de lois somptuaires. Le jeu sur le contenu métallique des monnaies constituait une autre possibilité de financement, rendant inutile le recours aux pratiques bancaires. Il s’agit de montrer que l’autorité politique est au cœur de la valeur monétaire des pièces ; la monnaie est par essence fiduciaire.

 

  1. b) Les pièces de monnaie dans la Grèce Classique

 

Un exemple parmi d’autres rapporté par Karl Polanyi montre à quel point les régularités typiques de l’économie de marché sont difficiles à mettre en évidence en Grèce ancienne. Il est admis classiquement, dans une économie qui n’est pas encore fondée sur le crédit, d’observer que la hausse de la circulation monétaire est inflationniste. Or, l’inexistence vraisemblable d’un système de marchés interconnectés réduit cette déduction à un anachronisme et rend compte de la rigidité du système des prix non moderne. La valeur heuristique de ces hypothèses peut être montrée par l’évocation de l’exemple suivant.

Ainsi, une cité d’Asie Mineure, à court de ressources alors même qu’elle devait régler des sommes importantes à des mercenaires, trouva le stratagème suivant qui lui évitait de subir le poids des intérêts : les riches citoyens de la ville furent contraints de prêter à celle-ci en métal précieux cependant qu’ils reçurent, en contrepartie, de la monnaie de fer dont le cours fut déclaré équivalent à la monnaie d’argent traditionnelle. Grâce à ce procédé, les mercenaires furent payés comptant. Karl Polanyi observe alors justement que l’offre intérieure de monnaie n’a pas augmenté. 

Si les Cités peuvent arbitrairement réduire les monnaies en cours à des formes largement symboliques, si elles peuvent jouer facilement sur les titres des monnaies et réglementer les prix, c’est que les citoyens sont soumis à des prérogatives de nature politique. Ces soumissions expriment toute la distance entre l’économie antique et la nôtre.

 

3) La monnaie comme moyen politique d’intégration sociale 

 

  1. Le cas des économies non-modernes

Selon Karl Polanyi, la distinction faite par Tönnies entre « communauté » et « société » est capitale. La monnaie, comme pur moyen d’échange économique, est associée selon Karl Polanyi à une « tendance à la fluidité et l’instabilité », stigmate d’une société fondée sur la dynamique, au moins imaginaire, de l’égalisation des conditions. Au contraire, la communauté  organique des temps prémodernes se caractérise par sa stabilité. Ainsi, un renversement de perspectives est proposé  « Contrairement à toutes les hypothèses, c’est l’origine de la fluctuation des prix, non la fixité de ceux-ci, qui constitue un problème pour l’historien de l’Antiquité ».

Karl Polanyi propose une hypothèse politique quant à la nature des pratiques monétaires non-modernes qui tente de rendre compte de ces rigidités « La variété et souvent la minutieuse articulation des institutions monétaires aident ainsi à achever l’intégration et stabiliser le privilège statutaire sans l’usage de la force brute [nous soulignons] ».

Karl Polanyi est allé jusqu’à associer l’institution de la monnaie archaïque avec la structuration de l’État. Un bien offert au chef lors d’échanges cérémoniels peut devenir monnaie par l’autorité dont il est alors investi, en vertu du désir de domination qui habite le dominé. Même si Karl Polanyi ne souligne pas aussi crûment cet aspect, si lié à la reconnaissance, consciente ou non, de la hiérarchisation sociale, on ne peut que remarquer l’irréversibilité qu’entraînent les pratiques monétaires dans la codification des hiérarchies sociales : « La monnaie archaïque a l’effet particulier de solidifier la structure sociale. Les institutions tendent à renforcer par des identifications quantitatives les obligations et les droits résultants de l’introduction des nombres. Les traits sociologiques auxquels sont liées les institutions sont principalement le statut et la construction de l’État« .

Une fois l’État affermi, la monnaie favorise le contrôle social comme en témoigne l’institution obligatoire en cauris sur les marchés archaïques. Le roi du Dahomey lui même ne préférait-il pas ce type d’objet à l’or, pourtant disponible dans la région, parce que personne ne pouvait devenir secrètement riche ?

 

De plus, Karl Polanyi observe des stabilités monétaires multiséculaires, si caractéristiques des sociétés non-modernes, cependant que, très ouvertement, la différenciation des pratiques monétaires se trouvent associée au statut social. Ainsi, l’empire du Mali, vers 1352, connaissait une « monnaie du pauvre », fin fil de cuivre d’un poids défini et une « monnaie du riche », gros fil de cuivre d’un poids aussi défini. La première ne pouvait qu’acheter des biens de consommation rudimentaires, la seconde pouvant acheter ces derniers et les biens d’élite (or, esclave, cheval). Le cloisonnement décrit des pratiques monétaires a une conséquence importante « le statut de classe inférieure […] est maintenu en restreignant le niveau de vie à la nourriture grossière et aux nécessités les plus simples que la monnaie locale autorise à acheter (la monnaie du pauvre)« .

Ainsi un mécanisme décrit déjà par Veblen fonctionne-t-il ici de façon originale : les normes de la consommation ostentatoire sont rigidifiées par des règles relatives au paiement qui interdisent la conversion de la richesse éventuelle du pauvre en prestige et pouvoir.

Dès lors, une hypothèse concernant le rôle joué par les coutumes relatives aux taux de l’intérêt des monnaies peut être émise ; certaines en effet, associées à la différenciation des pratiques monétaires déjà notées, contribuent à asseoir encore la stratification sociale existante.

En effet, étrangement, deux taux d’intérêt différents étaient pratiqués dans les temples mésopotamiens, pour l’orge et l’argent, respectivement de 20 % et 33 % ; dans le même temps, les prêts accordés par les temples avait la particularité d’être en orge pour les paysans et en argent pour les « citoyens ». Karl Polanyi remarque que si l’on admet que, à la manière africaine, une monnaie (ici l’orge) n’achète pas nécessairement l’autre (ici l’argent), il n’est peut être pas surprenant de constater que le taux d’intérêt de la « monnaie du bas statut » soit plus élevés que celle du « haut statut”. Dans ce cas précis, un plus haut taux exigé sur l’orge s’explique par une impossibilité de conversion en bien supérieur du supplément de richesses permis par la créance libellé dans le bien inférieur.

 

Karl Polanyi n’approfondit pas ce point pourtant intéressant, occultant ainsi la question du rapport de l’intégration sociale à l’oppression de classe. En effet, les crises sociales des cités, dès la Haute-Antiquité, sont la conséquence de l’impossible remboursement de la dette due par les couches dominées. Or, il est permis de penser que les niveaux élevés du taux de l’intérêt ne sont pas pour rien dans la perpétuation de ce état de fait, ce qui entraîne des troubles politiques, institutions de moratoire etc. Autrement dit, si la monnaie archaïque solidifie bien le lien social en introduisant une rigidité qui n’aurait pas besoin de contrôle bureaucratique, comme le souligne Karl Polanyi, il convient de ne pas oublier les ruptures politiques qui sanctionnent une telle rigidité. Ces crises de la dette de la Haute-Antiquité permettent alors de mieux comprendre le propos de Commons : « Historiquement, il est plus exact de dire que la plupart du genre humain vivait dans un état caractérisé par l’impossibilité de se libérer de la dette, et que la liberté vint avec une substitution graduelle de dette dont on ne pouvait se libérer« .

Avec la modernité, l’institution de la monnaie de crédit — qui n’est que la consécration efficace du principe de libre circulation de la dette — permet une contestation, au moins possible, des hiérarchies immémoriales. 

 

La monnaie non-moderne était donc selon Karl Polanyi par nature assez directement liée au système politique. D’ailleurs, la condensation des pratiques monétaires en une « monnaie tous usages » a participé de l’institution du marché autorégulateur. En fait, l’idée moderne et contingente d’une monnaie tous usages est un produit mental de l’idéologie de la monnaie marchandise, ce que le règne de l’étalon-or illustre magnifiquement : le Grand Marché n’est qu’une représentation culturelle, une utopie.

 

  1. b) Le cas de la monnaie moderne : le paradoxe de la monnaie du Grand Marché

 

Il est nécessaire de repenser cette utopie. Loin de Marx et Ricardo, Karl Polanyi observe à propos des années 1920, où règne la nostalgie de l’étalon-or  « Que ce dernier [l’or] ait de la valeur parce qu’il incorpore du travail, comme le pensaient les socialistes ou, selon la doctrine orthodoxe, parce qu’il est utile et rare, cela ne faisait, pour une fois, aucune différence. La guerre entre le Ciel et l’Enfer ne tenait pas compte de la question monétaire, d’où la miraculeuse union des capitalistes et des socialistes […] et Das Kapital impliquait sous sa forme ricardienne la théorie de la monnaie comme marchandise« .

Karl Polanyi, refusant d’assimiler la monnaie à une forme de la marchandise, propose une analyse qui est conforme avec la conception institutionnaliste de l’institution. L’institution monétaire, même moderne, témoigne encore de cette impossible clôture de l’économie : en dépit du rôle des instituts privés dans la création de la monnaie moderne, Karl Polanyi remarque l’importance de la validation étatique de celle-ci : « Or la séparation institutionnelle des sphères politiques et économiques n’a jamais été complète ; et c’est précisément en matière monétaire qu’elle a été nécessairement incomplète ; l’État, dont la Monnaie semblait simplement certifier le poids des pièces, était en fait le garant de la valeur de la monnaie fiduciaire qu’il acceptait en règlement des impôts et autres paiements.  Non, cette monnaie n’était pas un moyen d’échange, c’était un moyen de paiement [nous soulignons] ; ce n’était pas une marchandise, c’était un pouvoir d’achat, elle était simplement un symbole [nous soulignons] incorporant un droit quantifié à des choses qui pouvaient être achetées« .

Selon Karl Polanyi, même la monnaie tous usages ne peut se passer de formes institutionnelles qui sont des conditions à l’intégration sociale. La preuve de ce paradoxe est que la politique monétaire des banques centrales prive de sens les prétendus automatismes de l’étalon-or. 

L’économie de marché n’est pas possible avec une monnaie qui serait exclusivement une marchandise. La rareté intempestive de celle-ci serait tellement catastrophique qu’une monnaie artificielle, ou fiduciaire, devient absolument nécessaire. Karl Polanyi adopte donc une vision non essentialiste de la monnaie : le fait que les pratiques monétaires puissent s’exercer avec de purs symboles ne constitue en rien une altération du phénomène monétaire « véritable » qui émanerait de la pure marchandise. Le système monétaire du Grand Marché fonctionne donc selon deux niveaux :

– un niveau international, où la monnaie est pleinement marchandise,

– un niveau national, où fonctionne une médiation entre l’espace de la monnaie marchandise et l’espace de la monnaie fiduciaire articulée aux marchés intérieurs. La banque centrale est cette médiation qui rend possible la coexistence d’un étalon-or international et une monnaie nationale de crédit. 

La banque centrale est au point précis de jonction de deux logiques : l’une purement économique car assise sur le moyen d’échange, l’autre, politique puisqu’incarnant une identité collective fondée sur le moyen de paiement. La naissance du Federal Reserve System peut s’interpréter comme l’expression d’un contre mouvement — un « protectionnisme monétaire » protégeant la société et participant à l’édification d’une identité nationale. Paradoxe de l’époque de l’étalon-or durant la période de 1879 à 1929 :

« Si désormais la monnaie gouvernait franchement le monde, cette monnaie était frappée au poinçon national« . Finalement « Quoique la politique monétaire pût elle aussi diviser aussi bien qu’unir, le système monétaire était objectivement la plus puissante des forces économiques intégrant la nation« .

En centralisant l’offre de crédit, l’institution du marché par la monnaie est rendue possible par la banque centrale. La création de monnaie étant en partie exogène selon Karl Polanyi, la tâche de la banque consiste à isoler l’économie nationale des tensions trop déflationnistes que peut entraîner le fonctionnement de l’étalon-or. La politique d’open-market organise une baisse des prix en augmentant le surplus exportable et en liquidant les entreprises marginales. D’où un élément de rationalité dans le Grand Marché réduisant « l’automatisme de l’étalon-or à un pur simulacre« .

Ainsi, au moment même où l’on institue des marchés de façon à établir une pure régulation économique de la société, celle-ci se protège institutionnellement contre les effets dévastateurs de la monnaie-marchandise internationale par un interventionnisme monétaire. Ce contre-mouvement de « protection » sociale, qui contribue à créer ce « double mouvement » si caractéristique de la société libérale, montre à quel point la monnaie est une « marchandise fictive », même durant le règne de l’étalon-or.

 

CONCLUSION

 

Karl Polanyi pense l’institution de la monnaie comme essentielle aux diverses sociétés non-modernes, marchandes ou socialistes ; elles doivent être pensées comme étant monétarisées. Karl Polanyi ne cesse donc d’affirmer que l’institution de la monnaie et du marché ont une place importante dans la société. Le seul danger réside, toutefois, dans la volonté d’instituer la monnaie comme pure émanation de la marchandise et le marché comme entité auto-régulatrice.

Dans les cas des sociétés marchandes et socialistes démocratiques, la monnaie est un moyen d’immerger l’économie dans la société d’une façon non totalitaire car les évaluations contradictoires des désirs peuvent s’exprimer, chose fondamentale dès lors que ni la coutume ni la tradition ne fournissent des repères stables de l’action. S’il est à noter que la fécondité de l’approche de Karl Polanyi semble prise en compte au-delà de stricts travaux hétérodoxes, il convient de rappeler que, très tôt, celle-ci s’inscrit dans une profonde démarche socialiste parfois occultée par des commentateurs actuels de son oeuvre.

On a pu ainsi récemment prétendre que l’approche de Karl Polanyi légitimait les logiques d’unification monétaire et de dépassement des Etats-Nation dès lors qu’une intégration poussée des marchés nationaux était instituée. Certes, la mécanique analytique du projet polanyien est respectée par une telle proposition dans la mesure où la réduction du nombre de monnaies nationales amoindrit l’espace où les monnaies s’affrontent comme marchandises. Dans ce cas, la « centralisation de l’offre de crédit”, qui est essentielle selon Karl Polanyi au procès d’immersion, recule encore ses limites. Mais, l’intention politique de ce projet est passée sous silence. Dans une lettre écrite en 1943, Karl Polanyi caractérise ainsi l’étalon-or comme période « où les pouvoirs financiers interviennent dans les affaires intérieures de chaque État […] parce que la coopération traditionnelle était possible uniquement si les systèmes internes étaient semblables« .

Au contraire, l’époque du New Deal « a de nombreux avantages pratiques : il n’est plus nécessaire de contraindre tous les États du monde à rejoindre le lit de Procuste de la fédération, parce que maintenant il est possible pour leurs gouvernements de coopérer librement« .

Ces « nombreux avantages » sont morts à l’heure actuelle parce que le « lit de Procuste » des « fédérations » de toutes sortes semble s’imposer à beaucoup d’esprits du fait, notamment, de la mondialisation d’une finance de plus en plus obsédée par le court terme. Ainsi, les processus de dépérissement des Etats-Nations s’accompagnent de retours marqués à des pratiques économiques qui se fondent sur une idée force : la bonne insertion dans l’économie mondiale repose sur des politiques monétaires d’une orthodoxie sans faille. 

Or la dureté de ces politiques déstabilisent les relations salariales. L’objectif des plus orthodoxes est même de réinstituer à nouveau le travail dans l’univers de la pure marchandise : voilà qui eût effrayé Karl Polanyi ! En réalité, ce n’est pas tant le projet de l’abolition de formes monétaires, moins porteuse d’indépendance politique réelle, qui fait problème que le rythme souhaité de cette abolition et le type de politique monétaire qui sera institué. Une raison, à cet égard, n’incite pas à un optimisme excessif : l’extrême déréglementation des marchés financiers transnationaux conduit les banques centrales à subordonner leur politique à la représentation des agents pour qui la monnaie est marchandise.

Car enfin, Karl Polanyi n’aurait-il pas été également effrayé par cette question toute culturelle de la négation croissante des identités nationales, sous le prétexte économique que les États qui sont le support de celles-ci ne peuvent organiser un espace cohérent pour l’accumulation du capital ? Il écrit d’une façon révélatrice en 1944 « Une paix de Cent ans avait bâti une insurmontable montagne d’illusions qui cachait les faits. Ceux qui ont écrit pendant cette période ont excellé dans le manque de réalisme. A. Toynbee estimait que l’Etat-nation était un préjugé étroit, Ludwig von Mises que la souveraineté était une illusion ridicule. Norman Angell que la guerre était un faux calcul d’affaire. La conscience que les problèmes politiques sont essentiels était tombée plus bas que jamais« .

Il ne s’agit pas d’occulter le fait que, pour nous, c’est bien « le nationalisme qui crée les nations et non pas le contraire« , d’où l’artifice du fait national dont Karl Polanyi n’était peut-être pas forcément conscient. Il n’en demeure pas moins que reste ouverte une question : les ambitions « fédératives » dénoncées par Karl Polanyi sont-elles les nouveaux masques de la volonté de puissance visant à inverser le processus de La Grande Transformation ?

 

Bibliographie

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