Une économie libérale est-elle possible dans un État totalitaire ?
Karl Polanyi

 

Hitler et l’économie¹

 

L’idée qui fonde l’ensemble du programme de la politique économique et sociale de Hitler s’énonce à peu près ainsi : si le national-socialisme devait un jour arriver au pouvoir, alors l’économie se rétablirait d’elle-même. Les appels à l’abolition des grands magasins, des coopératives de consommateurs et des grandes propriétés foncières n’étaient que des éléments de propagande en vue de la prise du pouvoir. Dans un État réformé sur les plans politique, spirituel et populaire, l’économie se renouvellerait d’elle-même. Parce que ses slogans de la période d’ascension au pouvoir n’étaient précisément, pour Hitler, qu’un moyen au service d’une fin la fin, il a pu s’en défaire avec tant d’aisance après la victoire. On ne touchera pas aux coopératives, les actions contre les grands magasins ont été interdites par son lieutenant Heß, Darré se défend de songer à s’en prendre à la grande propriété foncière, aussi surendettée soit-elle. Hitler est ainsi demeuré fidèle à son véritable programme économique. Il déclare que la révolution est terminée et réclame la fin de toute expérimentation économique. C’est une erreur de vouloir lui reprocher d’avoir trahi ses promesses. Jamais Hitler n’a promis à ses partisans d’abolir le système capitaliste. Ce qui est essentiel dans son programme est, au contraire, sa conviction que le système capitaliste peut parfaitement bien fonctionner au sein de l’État nationaliste.

Mais pourquoi a-t-il alors combattu de manière si dure et si implacable Hugenberg et ses nationaux-allemands ? Pourquoi ces partisans on ne peut plus convaincus de l’économie privée devaient-ils à tout prix être balayés, alors que Hitler lui-même, en son for intérieur, partageait leurs convictions économiques ? Le problème est mal posé. Hugenberg et les nationaux-allemands étaient l’obstacle à la prise du pouvoir absolu par le Parti national-socialiste. La dictature fasciste représente cependant pour le Parti la condition première du retour à la santé de l’économie privée. Voilà le sens de cette affirmation, tant répétée par Hitler, selon laquelle la politique prime sur l’économie. Il fallait vaincre Hugenberg sur le plan politique afin que les nouveaux maîtres puissent mettre en œuvre son programme économique. Il y a ici la même contradiction apparente entre le moment de la lutte et le moment de la victoire. Aussi longtemps qu’il s’agit de combattre politiquement les nationaux-allemands, le national-socialisme se sert d’une phraséologie parfaitement bolchevique : il monte les masses contre l’économie de profit, contre les formes modernes du commerce de détail, contre le “joug de l’intérêt” et contre la domination de l’aristocratie “réactionnaire”. Mais, dès que l’adversaire est hors de combat, le national-socialisme s’approprie en toute tranquillité la politique économique qu’il avait combattue.

Une telle politique économique équivoque peut-elle réussir ? Les efforts de Hitler pour rétablir l’économie sur ses anciennes bases sont-ils prometteurs ? Surtout, sa vision de la viabilité de l’économie libre dans l’État national-socialiste, qu’il n’a jamais vraiment ouvertement exprimée, mais qui, ici comme ailleurs, fonde ses décisions en matière de politique économique, est-elle juste ? La réussite de sa tentative de consolider le statu quo dans l’économie, en dépit des énormes pressions exercées par les masses agitées par la révolution, dépendra de la justesse de cette vision.

Il faut surtout en finir avec la méprise selon laquelle les SA insatisfaits et déçus réclament l’instauration du socialisme. Les partisans de Hitler sont sans aucun doute déçus par leur chef procédant par étapes. Toutefois, ils ne réclament pas de lui l’instauration du socialisme mais l’achèvement de la révolution fasciste. Ils exigent de manière toujours plus insistante la réforme de l’organisation sociale et économique, sans laquelle l’économie, dans un État comme celui-là, fonctionnera à la longue de manière aussi mauvaise, sinon pire, que sous un régime démocratique en période de crise économique.

Ainsi, on a déjà la réponse à la question centrale. Une des erreurs fondamentales de Hitler est de penser qu’une économie libre soit possible dans un État fasciste. Un parti fasciste qui nie la démocratie et le droit à la liberté ne peut conserver le pouvoir dans un État moderne que s’il utilise ce pouvoir pour instaurer une constitution sociale fasciste, c’est-à-dire que s’il s’en sert pour détourner l’organisation économique et sociale au profit de “l’organisation corporative”. S’il ne le fait pas, il paralysera l’économie en la privant de la liberté capitaliste sans lui assurer en contrepartie les privilèges des monopoles. Il la privera de la confiance qui ne peut naître que de la domination absolue du droit contractuel et de la propriété privée, sans lui fournir en retour de ligne directrice contraignante dans le cadre de cette structure économique aussi romantique que planifiée appelée “organisation corporative”.

Hitler ne peut pas résoudre la contradiction béante entre, d’une part, son exhortation à faire fonctionner l’économie en toute confiance dans le sens de la libre entreprise et, d’autre part, la promesse officielle, souvent répétée, de l’organisation corporative de la société. Pour reprendre le mot entre-temps célèbre du ministre du Reich à l’économie, Schmitt, l’organisation corporative est “bloquée”. Mais, bien entendu, celle-ci est seulement bloquée, elle n’est pas du tout abandonnée. Les organes économiques les plus au fait des intentions du gouvernement du Reich expliquent que la résolution finale de la question constitutionnelle et des problèmes spécifiques importants, comme celui du Conseil Économique, est reportée jusqu’à l’achèvement de l’organisation corporative qui mûrit tranquillement mais sûrement. Il faudra peut-être un an ou deux avant qu’elle ne soit complétée, étant donné qu’elle doit se former de manière organique, par le bas. Tout est sous le signe de ce devenir qui caractérise aussi la résolution des questions fondamentales de la constitution économique.

D’aucuns tiendront tout cela pour autant de paroles vides. Un programme révolutionnaire, qui n’appelle pas impatiemment à son accomplissement, ressemble davantage à une trahison déguisée de son supposé but final qu’à une adhésion tenace. Il serait toutefois peu réaliste de douter du fait suivant : ceux qui, aujourd’hui dans le Reich, voudraient tant que “l’organisation corporative” mûrisse par étapes durant le siècle à venir, souhaiteraient bien, en fait, que celle-ci s’avère une simple chimère révolutionnaire. Ils espèrent peut-être même qu’il en ira comme de l’État corporatif italien qui, à la onzième année du régime fasciste, est presque aussi éloigné de son achèvement qu’au premier jour. Pourtant, ces espoirs des adversaires cachés de l’organisation corporative sont vains. Même si l’État corporatif croît lentement, comme en Italie, il n’en reste pas moins vrai que les dirigeants renouvellent régulièrement non seulement la promesse de l’État corporatif, mais se voient également contraints de le préparer en plusieurs points essentiels de l’économie : ceci témoigne d’une nécessité plus profonde qui amène toute révolution fasciste à l’économie dirigée. En Italie du reste, la révolution a été le fait d’une mince couche de dirigeants ; en Allemagne, c’est à d’énormes masses populaires qu’elle promet de nouvelles conditions sociales comme cadre de vie et de travail. Le corporatisme qui, en Italie, était un sujet de conversation oiseuse, ne dépassant souvent pas le niveau de la discussion de salon, pourrait devenir, dans le Reich, le vif courant de l’histoire elle-même.

Quant au domaine de l’économie appliquée, il suffit de renvoyer aux institutions dont la logique interne, déjà aujourd’hui dans le Reich, appelle la transformation de l’économie libre en “construction corporative. Si ces institutions ne sont pas ensuite abrogées, ce qui est impossible sans que la révolution ne s’abroge elle-même, elles poussent à une plus grande intervention de l’État, c’est-à-dire, dans un État fasciste, au corporatisme. La plus essentielle de ces institutions est le fidéicommissaire du travail. La fixation étatique des salaires mène fatalement à d’autres contraintes exercées par l’Etat : le contrôle des prix, l’autorisation de l’embauche et des licenciements et la permission encadrant les investissements productifs ; ceci conduit à l’immixtion officielle de l’État dans tous les niveaux d’activité de l’économie privée. L’objection que le fidéicommissaire ne fait que remplacer le médiateur ne tient pas. L’existence du médiateur présuppose qu’il y ait un litige entre deux participants à l’échange marchand : ceci survient inévitablement lorsque s’affrontent les intérêts organisés du patronat et des salariés. Mais la négation de la légitimité de ces oppositions d’intérêts et la création d’une organisation sociale dans laquelle elles ne peuvent s’exprimer est le noyau de la vision fasciste de la construction sociale. Le fidéicommissaire du travail ne concilie pas des intérêts conflictuels reconnus comme légitimes mais il fixe le “salaire convenable eu égard à l’ensemble de l’économie”. S’il ne le faisait pas, il devrait alors entendre les “participants à l’échange marchand” et le national-socialisme devrait donc rétablir les syndicats, ce dont il est beaucoup plus fier de l’abolition que de celle des partis politiques…

Le fidéicommissaire du travail est certes la seule institution socio-politique créée par le national-socialisme, mais le sort en a ainsi été jeté. Peu importe comment il appelle cette institution, l’État fasciste ne peut s’en passer. Tant que cette institution existera, celle-ci devra étendre son action au-delà du domaine socio-politique vers l’économie elle-même et mener ainsi à “l’organisation corporative”. Il n’existe pas d’économie libre dans l’État total. L’économie allemande ne pourra éviter l’aventure romantique de la planification.

 


 

¹ Document de Travail, n. 246, Centre Auguste et Léon Walras, Université Lyon 2, 2002. Titre original : « Hitler und die Wirtschaft », Der Österreichische Volkswirt, 29 juillet, pp. 1057-1058, 1933. Traduit par Yuri Biondi et Niall Bond. En collaboration avec Michele Cangiani, Jérôme Maucourant et Christel Vivel.

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